Au service du Roi Catholique. « Honorables ambassadeurs » et « divins espions », publié en 2004 par Casa de Velázquez, est issu d’une thèse soutenue en 1996 par Alain Hugon à l’Université de Caen, portant sur « représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635 ». Il s’agit donc d’étudier, en s’appuyant sur une base de données de deux cent quarante espions, dans la période d’accalmie qui s’étend de la paix de Vervins à la déclaration de guerre de 1635, la diplomatie tant officielle que secrète de la monarchie espagnole : en effet, l’espionnage s’insère dans le cadre général de la diplomatie, tandis que l’ambassadeur, protégé par les immunités dont il bénéficie, apparaît souvent comme le premier informateur de la monarchie.
L’auteur met tout d’abord l’accent sur le facteur idéologique qui pousse des hommes à entrer à trahir leur propre souverain et à s’exposer à une mort violente, à l’image des cinq agents français de l’Espagne exécutés à Venise en 1618, pour entrer au service du Roi Catholique. Monarchie transnationale, la monarchie catholique peut revendiquer, à l’issue des guerres de religion, le double prestige du messianisme impérial hérité de Charles Quint et de la défense du catholicisme face aux attaques de l’hérésie, comme en témoigne l’importance numérique des réfugiés des guerres de religion, anciens ligueurs et catholiques anglais, au sein des services espagnols au début de la période ; le renseignement espagnol se distingue ainsi par son caractère multinational, qui facilite le recrutement des agents et permet la collecte d’informations nécessaire au contrôle d’un espace soumis à de fortes contraintes géographiques.
Ce vivier multinational s’amenuise cependant au cours des règnes de Philippe III et de Philippe IV, affaibli par la raréfaction des anciens ligueurs, le rapprochement entre l’Espagne et l’Angleterre et la déconfessionnalisation des stratégies nobiliaires françaises. Le service du Roi Catholique est dès lors exercé avant tout par des Espagnols. Si l’ambassadeur Tassis est originaire de Bergame, il est âgé de soixante-dix ans en 1600 et apparaît comme une survivance du passé impérial : la plupart des représentants du roi sont nés et ont été formés dans la péninsule ibérique, ce qui n’est pas sans conséquence quant à l’état d’esprit dans lequel ils orientent les décisions royales. En effet, les nobles et les lettrés espagnols, parmi lesquels sont recrutés les représentants, se caractérisent souvent par leur francophobie ; après 1618, toute politique indépendante apparaît aux dirigeants espagnols comme une atteinte à la maison d’Autriche et au catholicisme, ce qui accroît encore leur méfiance vis-à-vis de la France et contribue à la chute du duc de Lerma.
Cependant, malgré le recul de la diplomatie européenne provoqué par la division religieuse, qui entraîne la fin de la représentation espagnole dans les pays protestants et ainsi la réduction du réseau constitué par Ferdinand le Catholique, la monarchie continue d’entretenir des ambassades brillantes, qui s’insèrent pleinement dans le cadre administratif et bureaucratique mis en place sous Philippe II. L’auteur montre ainsi que l’ambassadeur résident est le premier informateur du roi en France : le diplomate, qui s’entoure d’un personnel de haut niveau, est un expert auquel recourt le Conseil d’Etat pour prendre les décisions de la politique étrangère. Ainsi, pendant toute la période, il existe une correspondance diplomatique ininterrompue dont la Couronne prend en charge la conservation, ce qui lui assure une certaine supériorité sur la diplomatie française, malgré la lenteur de l’administration.
La diplomatie, moment du culte monarchique, répond cependant également au souci du prestige et de la réputation, qui se manifeste surtout lors des ambassades extraordinaires chargées d’accomplir des missions limitées à leur finalité, telles les accords d’unions matrimoniales de 1612, et sont remplies par des personnages de haute dignité. Cependant, le poste de résident à Paris, le plus important après celui de Rome, est lui aussi occupé par des représentants de rang élevé ; sur les sept ambassadeurs qui se succèdent à Paris entre 1598 et 1635, cinq sont castillans ou appartiennent à la haute noblesse espagnole.
Le service royal est en effet ruineux et ne peut donc être pris en charge que par de grandes familles, capables d’assumer des dépenses que sont loin de couvrir les traitements versés par la monarchie, malgré l’augmentation constante des sommes versées pour l’entretien de la mission diplomatique, de six mille ducats vers 1600 à plus de vingt mille en 1635. La monarchie s’efforce en effet d’accroître les moyens de sa politique extérieure et crée en 1613 le poste d’espía mayor, ou surintendant des correspondances secrètes, occupé par Andrés Velázquez, afin de recruter des informateurs et de démasquer les agents doubles, bien que les activités de liées à cette charge aient laissé peu de traces écrites en raison de leur caractère secret et souterrain.
Si les représentants de la monarchie entrent en contact avec la conspiration du maréchal de Biron ou de la marquise de Verneuil, ce qui conduit le roi de France à faire du contact avec des agents espagnols un crime de lèse-majesté, Madrid se montre également soucieuse d’éviter de donner aux Français des prétextes d’intervention près de la frontière des Pyrénées et demeure étrangère à l’agitation de Bouillon dans le Sud-Ouest. Après 1606 et surtout 1610, l’échec des négociations secrètes, le pacifisme de Lerma, l’effacement de la Ligue et la fin des complots d’inspiration religieuse contribuent à la diminution des activités espagnoles en France. De 1610 à 1616, la monarchie se montre avant tout soucieuse de s’assurer le soutien de Marie de Médicis par une politique de dissensions limitées qui se traduit par un double appui à Condé et à la régente ; il s’agit en effet de préserver l’équilibre entre les factions nobiliaires françaises. Par la suite, si Gaston d’Orléans se réfugie trois fois dans les Etats du Roi Catholique ou de ses alliés, son seul but semble d’abattre Richelieu, tandis que l’Espagne se désintéresse des projets de soulèvement fomentés par Marie de Médicis après 1631 en raison de la perte de son influence politique.
L’activité des services secrets espagnols est cependant une réalité clandestine dont les sources ne montrent qu’une partie. De nombreux informateurs demeurent anonymes ou usent de pseudonymes, ce qui rend difficile d’établir un portrait type de l’espion ; de plus, les agents se renouvellent rapidement, et la moitié ne demeure pas plus d’un an au service de la monarchie. Cependant, l’auteur montre qu’ils appartiennent dans leur grande majorité à une frange de la société très mobile et capable de lire et d’écrire, où les nobles forment le groupe le plus nombreux. A l’exception de Marie Vignon, maîtresse puis épouse du duc de Lesdiguières, les femmes n’apparaissent pas dans les sources et semblent exclues du monde du secret. Si les motivations religieuses occupent tout d’abord la première place, elles disparaissent presque après 1620. La raréfaction dans les services espagnols des anciens ligueurs et des catholiques anglais, auxquels succèdent des informateurs non-catholiques, morisques, marranes ou huguenots, montre ainsi que la monarchie n’est plus perçue comme le fer de lance du catholicisme. L’argent devient alors le principal mobile d’engagement des espions, que l’auteur distingue des personnages de la haute noblesse qui entretiennent, dans leur aspiration à la grandeur, des liens avec l’ambassade d’Espagne en se considérant comme des puissances autonomes et ne comprennent donc pas qu’on les accuse de trahison.
La clandestinité de l’action des services secrets rend son évaluation difficile ; cette action n’est en effet parfois connue qu’au travers du prisme de l’adversaire, comme lorsque le comte de Barrault, ambassadeur de France en Espagne, accuse la monarchie de fomenter un complot contre la vie d’Henri IV, ou ne peut être connue que très difficilement, comme lorsqu’il s’agit de conduire une agitation couverte en propageant des rumeurs ou en diffusant de fausses informations, même si l’on dispose par exemple des instructions royales enjoignant à Cárdenas, ambassadeur à Paris de 1609 à 1616, de faire croire à Henri IV que la monarchie a les moyens de conduire une éventuelle guerre.
L’auteur, en s’employant à restituer l’arrière-plan des relations bilatérales entre la France et la monarchie catholique, décrit donc les conditions d’exercice de la politique du Roi Catholique, confrontée aux difficultés financières et aux changements de favori ou d’alliances dynastiques. Au-delà des réflexions sur l’aspiration espagnole à la monarchie universelle ou sur la duplicité française, l’auteur montre ainsi les éléments constitutifs d’une administration du secret qui évolue cependant avec la laïcisation de la vie internationale et la perte partielle de l’aura religieuse de la monarchie.
Louis-Marie Lamotte
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