S’il existe un corps de doctrine catholique de gauche issu du progressisme des années 1950 et qui s’est transmis jusqu’à nos jours, celui-ci demeure le plus souvent implicite et peu précis, malgré la relative netteté des choix fondamentaux qu’il opère. En effet, l’héritage du progressisme chrétien est avant tout pastoral. Même la théorie de l’assomption promue par le P. Montuclard, intellectuel qui entretenait peu de liens directs avec le terrain, est difficilement dissociable du contexte pastoral qui l’a vu naître, celui du mouvement missionnaire ouvrier et de la remise en cause de l’Action catholique mandatée.
L’ « option fondamentale » missionnaire du cardinal Marty
Au-delà de Jeunesse de l’Eglise, le catholicisme de gauche est une position qui résulte d’un choix avant tout pastoral. Dans Réclamation au Saint-Père, Jean Madiran relevait ainsi les propos significatifs tenus en 1973 par le cardinal Marty, archevêque de Paris de 1968 à 1981 :
« Notre génération d’évêques a été marquée par la découverte de l’incroyance ; celle-ci imposa une prise de conscience – pour certains jusqu’à l’angoisse – de l’urgence de la mission. Cette option fondamentale de l’Eglise, à savoir sortir d’elle-même pour dire le message, reste la même aujourd’hui encore. C’est l’option de l’Eglise de France depuis le départ de l’Action catholique ; c’est l’option du concile Vatican II[1]. »
En parlant d’une « option fondamentale » qui se serait déployée à partir du lancement de l’Action catholique jusqu’à la pastorale postconciliaire, le Cardinal établit une nette continuité entre le projet de la « nouvelle chrétienté » et la pastorale du dialogue et de l’enfouissement qui a pu être mise en œuvre par l’Eglise de France après le Concile, et met le principe de cette continuité dans l’ « urgence de la mission ». L’option fondamentale serait donc une option avant tout missionnaire, qui découle de la « découverte de l’incroyance ». Cette option missionnaire donne cependant à la mission un sens très particulier : sortir de l’Eglise pour dire le message. Or, dit Jean Madiran, « tout le monde sait ce que veut dire « sortir de l’Eglise[2] » ». La mission ne consiste plus à apporter la foi à ceux qui ne l’ont pas, mais à passer aux barbares, à se plonger dans leur culture et dans leurs valeurs.
Un exemple parisien : Saint-Merri et le Centre Pastoral Halles-Beaubourg
Un tel impératif peut sembler abstrait ; il convient donc d’en examiner une mise en pratique parisienne, issue justement d’une décision du cardinal Marty, le Centre Pastoral Halles-Beaubourg (CPHB), basé en l’église Saint-Merri, dans le quatrième arrondissement. En 1979, l’archevêque de Paris confie au CPHB une « mission d’accueil et de présence d’église dans un monde en changement et dans un lieu en pleine mutation qu’était et qu’est le quartier Halles Beaubourg », comme l’indique la charte du Centre définie en 1987[3], qui exprime les principes qui en guident l’action pastorale.
De ces principes, le premier est certainement le plus significatif : il s’agit d’une « église aux portes ouvertes » qui « ne se suffit pas à elle-même ». Ces mots ne signifient pas seulement que la communauté locale ne se suffit pas à elle-même, et que c’est de l’Eglise universelle qu’elle tient sa catholicité. Ils signifient surtout que c’est en fait l’Eglise catholique qui ne doit pas se suffire à elle-même. En effet, explique la charte, « les passants qui n’ont pas habituellement de contact avec l’Eglise ont souvent quelque chose à lui dire ». Le CPHB souhaite une Eglise à l’écoute du monde, non pas seulement en tant que cette écoute serait nécessaire à l’annonce de l’Evangile, mais aussi en tant que le monde a « quelque chose à lui dire », comme s’il manquait quelque chose à la vérité de son « message ». « La proximité du Centre Pompidou nous invite à développer notre attention au monde contemporain et à la culture », dit encore la charte. Le monde n’est pas seulement le lieu où le chrétien est envoyé pour y annoncer Jésus-Christ ; le monde est aussi et surtout comme le nouvel organe de la Révélation, comme un Magistère dont les évolutions tiennent lieu de sentences infaillibles auxquelles le chrétien ne peut se soustraire sans être infidèle à ce que certains membres du CPHB ne craignent pas d’appeler la liberté chrétienne[4].
La nouvelle mission de l’Eglise : « refléter la diversité de la société »
En effet, un billet nous apprend que son auteur a été « désespéré » par les élections présidentielles : non pas par son résultat final, non pas par l’accession de François Hollande à la présidence de la République ; non pas même par le manque d’intérêt des débats : mais par le vote des catholiques, qui s’est exprimé au second tour à 80% en faveur de Nicolas Sarkozy. Non que l’auteur reproche aux catholiques d’avoir voté à droite ; en effet, nous dit-il, il est lui-même « issu d’une famille de droite ». Ce qui désespère l’auteur du billet, c’est que le vote des catholiques ne reflète pas la diversité de la société[5].
C’est ici que l’on retrouve les théories progressistes de l’assomption des valeurs de la culture. L’Eglise n’est plus dans le monde pour y porter un message révélé dont le principe et l’origine sont radicalement extérieurs à ce monde : elle s’y trouve pour en refléter la diversité, pour en assumer toutes les valeurs. C’est ici également que l’on voit ce qu’il reste du progressisme dès lors que le messianisme temporel marxiste qui le portait s’est effondré. L’assomption des valeurs de la modernité n’est plus celle des forces de progrès à l’œuvre dans le mouvement ouvrier : le progressisme est devenu pluraliste et a du même coup perdu le caractère d’intransigeance qu’il pouvait auparavant manifester[6]. Il n’a cessé d’être favorable à une coopération avec le communisme que pour devenir relativiste, et peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles certains catholiques de gauche ne semblent plus tant préoccupés de la contribution de l’Eglise au progrès de l’humanité que de l’évolution interne d’une Eglise à laquelle ils reprochent de n’être pas assez pluraliste, pas assez démocratique. Et en effet l’on voit des membres du CPHB s’en prendre au Pape[7], tandis que le Centre revendique d’être en lien avec la Conférence des Baptisé-e-s de France ou les Réseaux du Parvis, qui font de la remise en cause de la hiérarchie ecclésiastique leur priorité[8].
L’assomption du relativisme se traduit notamment et très concrètement par l’accueil fait par le Centre au groupe David et Jonathan, qui milite contre la doctrine de l’Eglise sur l’homosexualité, par la remise en cause de l’enseignement de l’Eglise sur la défense de la vie[9], ou encore par le rejet de toute forme de spiritualité catholique traditionnelle[10]. Une telle pastorale, qui montre bien comment la manière d’envisager le rapport des chrétiens au monde affecte inévitablement la vie même de l’Eglise, jusqu’à mettre en jeu ses enseignements et ses institutions les plus sacrées, semble peiner cependant à emporter l’adhésion de la jeunesse. « Le constat est triste mais réel : en tant que jeune, je me sens parfois seule à Saint-Merri », écrit ainsi une fidèle du CPHB[11], sans pour autant remettre en cause l’option fondamentale « missionnaire » du Centre.
Louis-Marie Lamotte
[1] Cité par Jean MADIRAN, Réclamation au Saint-Père, NEL, 1974, p. 50
[2] Réclamation au Saint-Père, p. 54
[6] On peut ainsi noter que le P. Cardonnel O.P., qui affirmait très haut son admiration pour la Chine maoïste, dénonçait le caractère « débridé, immoral » de l’Occident.
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