jeudi 5 juillet 2012

Les catholiques de gauche (3) : De la chrétienté à la mission – Le tournant progressiste

Les Saints vont en enfer, roman de Cesbron sur les prêtres-ouvriers

Le vocabulaire de la chrétienté, et, dans une moindre mesure, celui de la mission, dénotent aujourd’hui souvent l’appartenance à un catholicisme très traditionnel ou du moins « identitaire », à mille lieues du catholicisme de gauche, et il est significatif que les deux mots de « chrétienté » et de « mission » soient accolés à celui de « Tradition » dans l’une des devises du pèlerinage Notre-Dame de Chrétienté, qui réunit des catholiques attachés à la liturgie latine traditionnelle. Les choses n’ont cependant pas toujours été aussi claires ; et ces deux mots, avec des implications certes parfois bien différentes, ont pu être invoqués par des catholiques de gauche, voire constituer leur objectif prioritaire.


« France, pays de mission »
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la gauche catholique, celle de Jacques Maritain et de Temps présent, entend œuvrer à la construction de la « nouvelle chrétienté » et trouve ainsi sa place au sein du projet de reconquête chrétienne de la société moderne mis en œuvre par Pie XI. Le mouvement catholique français, cependant, connaît d’importants bouleversements, liés à la guerre, mais aussi au lancement contemporain du mouvement missionnaire, dans le sillage de la publication du célèbre France, pays de mission ? des abbés Godin et Daniel en 1941. Le relatif discrédit de l’épiscopat, les interrogations sur l’efficacité de l’Action catholique, sur son impuissance à atteindre la classe ouvrière déchristianisée, la fascination exercée par le marxisme à la Libération, contribuent à remettre en question la pastorale de conquête du pontificat de Pie XI. L’idéal de la nouvelle chrétienté, s’il se maintient dans certains secteurs de l’Action catholique et chez des évêques comme Mgr Guerry, cède alors le pas à celui de la mission, dont l’expérience des prêtres-ouvriers forme la pointe la plus avancée en même temps que la plus débattue en raison de la publicité que lui assurent par exemple le roman de Gilbert Cesbron Les saints vont en enfer (1952) ou les articles élogieux publiés par François Mauriac.

Le renversement décisif : de l’incarnation de la nouvelle chrétienté à l’assomption des valeurs modernes
Le passage de la chrétienté à la mission, outre qu’il entraîne la contestation du modèle de l’Action catholique spécialisée et mandatée, s’accompagne, à l’extrémité du courant missionnaire, d’un retournement théorique décisif qui marque par la suite durablement la pastorale d’enfouissement adoptée par l’Eglise de France. Dans un contexte marqué par le prestige du Parti communiste, par la crainte d’un nouveau conflit et par l’agitation sociale des grèves de 1947, l’analyse de certains catholiques de gauche tend à privilégier celle du monde ouvrier, cependant réduit bien souvent au mouvement ouvrier et surtout à sa composante communiste, qui se voit investie, au-delà de sa dimension politique, d’une portée messianique.

C’est d’une telle radicalisation que résulte le renversement auquel le P. Maurice Montuclard O.P., responsable du mouvement Jeunesse de l’Eglise, procède au début des années 1950. En effet, le P. Montuclard ne se contente pas de considérer le communisme comme un fait dont il est nécessaire de tenir compte dans toute stratégie missionnaire dirigée vers les ouvriers, mais substitue à la logique d’incarnation représentée par l’Action catholique une logique d’assomption qui attribue désormais aux valeurs du monde moderne un caractère positif : le militant chrétien ne doit à présent plus incarner un modèle de chrétienté dans la société moderne afin de « refaire chrétiens nos frères », mais assumer les valeurs de la modernité en tant que celles-ci sont porteuses de progrès et conduisent l’histoire à son aboutissement.

De la conquête à l’absence
Désormais, le militant chrétien se caractérise donc par la double fidélité qu’il doit manifester : à la foi chrétienne, d’une part ; à l’histoire en train de se faire et aux forces de progrès qui l’animent d’autre part. La portée de ce renversement théorique est immense. Jeunesse de l’Eglise, écrit Thierry Keck, « conforta l’adhésion de tous ceux qui avaient découvert au contact des militants populaires auprès desquels ils avaient traversé la guerre que la foi, la charité et l’espérance pouvaient être de ce monde est qu’elles avaient pour nom engagement, solidarité et construction commune d’un monde meilleur[1]. » Entre l’incarnation d’une nouvelle chrétienté et l’assomption des valeurs modernes, s’il y a bien sur le plan théorique le renversement le plus complet, avec toutes les conséquences pratiques qu’il suppose, la rupture n’est cependant peut-être pas aussi nette qu’on pourrait le penser : « On part à la reconquête du monde moderne, résumait ainsi Yvon Tranvouez, et on se retrouve conquis par lui. On se propose d’incarner et on finit par assumer[2]. »
C’était encore ce qu’écrivait le P. Louis Bouyer dans La décomposition du catholicisme (1968) : « L’Action catholique des années 30 voulait précisément « la conquête ». Celle d’après-guerre s’était déjà repliée sur « le témoignage ». Avec les prêtres-ouvriers, on n’a plus voulu que « la présence ». Cette présence, de nos jours, est si désireuse de se faire oublier, de s’immerger dans tous les flux et reflux du monde, qu’on ne voit plus vraiment ce qui la distingue de l’absence. »

Avec le P. Montuclard et Jeunesse de l’Eglise, c’est cette absence, cet enfouissement dans le monde, dont il s’agit désormais d’assumer les valeurs, qui sont véritablement théorisés. Ils sont condamnés en 1953 par Mgr Guerry et par un épiscopat français désireux de prouver à Rome sa fermeté et de protéger ainsi les prêtres-ouvriers, mais qui semblent avoir mal perçu la radicalité du renversement opéré par le dominicain et ses amis. Si leur influence directe sur le clergé et les militants catholiques demeure extrêmement discutée, ils ne s’en trouvent pas moins au cœur du tournant progressiste de la gauche catholique française dans les années qui suivent la Libération.

Louis-Marie Lamotte


[1] Thierry KECK, Jeunesse de l’Eglise (1936-1955). Aux sources de la crise progressiste en France, Karthala, 2004, p. 18
[2] Yvon TRANVOUEZ, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle), Les Editions Ouvrières, Paris, 1988, p. 177



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