Parmi les catholiques, le terme de « progressiste » revêt aujourd’hui une signification assez vague : il sert en effet indistinctement à désigner catholiques de gauche, néomodernistes et adversaires de la morale naturelle. Il en était différemment au début des années 1950. Non qu’il eût alors été facile de définir ce qu’étaient les progressistes chrétiens : nombre de ceux qu’on appelait ainsi refusaient d’être ainsi qualifiés, et il est malaisé de présenter une synthèse de leur doctrine : Jeunesse de l’Eglise, dont il a été question dans l’article précédent, n’en constituait que la pointe extrême, et ses membres avaient peu de liens directs avec l’action, tandis qu’au contraire nombre de militants considérés par leurs adversaires comme progressistes n’ont jamais fait l’effort d’élaboration théorique auquel a pu se livrer le P. Montuclard. Mais l’on peut du moins avancer une ébauche de définition générale de ce qu’est le progressisme : au milieu du XXe siècle, être progressiste consiste à considérer que l’on ne peut s’opposer au communisme sans se couper de la classe ouvrière[1].
Que reste-t-il du progressisme chrétien ?
Cependant, dès lors que les régimes communistes se sont effondrés, que le discrédit a été jeté sur les Partis communistes, que la classe ouvrière ne semble plus porteuse du messianisme historique que l’on pouvait lui attribuer en 1950, que reste-t-il du progressisme chrétien ? Certains de ses premiers théoriciens, tels les dominicains Desroches et Montuclard, ont quitté l’Eglise à la suite de leur condamnation. Ses militants ont vieilli ou ont disparu, lorsqu’ils ne se sont pas éloignés du milieu catholique, comme Dom Bernard Besret, le « moine rouge », prieur de l’abbaye cistercienne de Boquen, devenu taoïste[2]. Le P. Jean Cardonnel O.P. (photographie ci-dessus), prédicateur du « carême révolutionnaire » de 1968 à la Mutualité, fait à cet égard figure d’exception, puisqu’il n’a rien renié de son engagement progressiste et de son admiration pour le maoïsme jusqu’à sa mort en 2009.
Que reste-t-il donc du progressisme chrétien dès lors que l’engagement au côté des communistes n’est plus envisageable et n’a plus aucun sens ? Il me semble qu’il reste, au-delà d’une certaine culture militante diversement transmise d’une génération à l’autre et qui est susceptible d’imprégner encore un certain nombre d’esprits, notamment dans une partie du clergé, un corps de doctrine, qui demeure le plus souvent implicite, et qui reprend, dans ses principales lignes, le renversement théorique opéré par le P. Montuclard et sa logique d’assomption des valeurs de la modernité, dépouillés de ce qui semble désormais accidentel, savoir : la coopération avec le communisme.
L’héritage doctrinal du progressisme chrétien : l’assomption des valeurs de la modernité
C’est dans le domaine de la morale et de la pastorale que cet héritage doctrinal progressiste est le plus visible. En effet, comme cela a été rappelé dans les articles précédents, le progressisme n’a à l’origine que peu de rapports directs avec le modernisme théologique. Même si l’adoption de la conception marxiste de l’histoire a eu par la suite d’inévitables conséquences sur la théologie dogmatique ou la lecture de la sainte Ecriture, c’est dans le domaine de l’action que des théories initialement forgées pour servir d’armature doctrinale aux pointes extrêmes du mouvement missionnaire ont les répercussions les plus immédiates et les plus visibles.
Le fondement de cette doctrine héritée du progressisme est la « double fidélité » dont doit faire preuve le chrétien, fidélité au Christ, mais aussi « fidélité au monde ». Sous prétexte de l’impossibilité de fuir le monde où le Christ s’est incarné, à moins d'être infidèle à l'esprit de celui que l'on veut suivre, le catholique de gauche considère que le chrétien doit suivre l’éthos de son temps, qu’il est, à rebours de ce qu’enseigne Notre-Seigneur, vraiment du monde[3]. La morale chrétienne est donc réduite à une spiritualisation indéfinie de la société et de ses valeurs. Si l’on fait encore la promotion de la vie intérieure, l’on n'insiste sur l'intériorité que parce qu'il s'agit de spiritualiser les normes morales existantes d'une société : car il s’agit d’assumer les valeurs de sa culture. L’on retrouve ici la logique d’assomption théorisée par le P. Montuclard (photographie ci-dessus) ; et l’on voit ici comment elle peut s’accommoder en définitive de la vague religion d’épanouissement personnel dont Frédéric Lenoir s’est fait l’infatigable promoteur : puisque la foi et la morale chrétienne ne recouvrent plus de contenu précis, elles deviennent pour ainsi dire les auxiliaires des changements à l’œuvre dans le monde, dont elles doivent seulement révéler et porter la valeur spirituelle.
Une doctrine inapplicable… à moins d’adopter purement et simplement les valeurs du monde
Le problème d’une telle doctrine, au-delà du traitement pour le moins singulier qu’elle inflige à l’enseignement de la sainte Ecriture comme à celui de l’Eglise et des saints, tient précisément à ce qu’elle ne revêt aucun contenu défini, et qu’ayant accordé au monde une autorité égale à celle de l’Eglise, elle n’indique aucune application concrète[4] : car l’on peine à voir, dans le discours des catholiques de gauche, ce qu’est le monde, ce que sont ces valeurs positives de la culture de notre temps ; et il semble que certains catholiques de gauche eux-mêmes peinent à le voir. Ainsi François Soulage, président du Secours catholique, n’hésite-t-il pas à regretter que les pratiquants occasionnels, qui ont voté comme la majorité des Français, n’aient pas vu à quel point l’euthanasie et le mariage homosexuel sont des « questions fondamentales » engageant le « devenir anthropologique de l’homme », mais déclare tout uniment avoir voté pour François Hollande et même fêté sa victoire, alors que les raisons d’un tel choix sont exposées de manière tellement générale qu’il paraît difficile de les prendre au sérieux[5].
C’est ici que l’on voit comment se résout, bien souvent, la tension générée par cette « double fidélité » que les catholiques de gauche ont cru bon d’ériger en exigence évangélique : la fidélité au monde l’emporte logiquement sur la fidélité au Christ et à son Eglise. C’est d’ailleurs ce que reconnaît René Poujol, journaliste au Pèlerin et créateur du blogue A la table des chrétiens de gauche en notant que certains de ces chrétiens de gauche se distinguent désormais par leur « adhésion sans réserve » au mariage gay, même si la question demeure débattue parmi eux[6].
En refusant d’attribuer au christianisme un autre rôle que l’assomption des valeurs portées par les évolutions historiques, les catholiques de gauche courent donc le risque, au-delà des discours élaborés de leurs intellectuels, de se rallier purement et simplement aux valeurs de la modernité. Il y a plus grave : car à force d’affirmer la nécessité d’une fidélité au monde, il est à craindre que l’Incarnation du Verbe en ce monde ne soit bien oubliée, et qu’à cette lumière ineffable descendue de l’éternité pour illuminer ceux qui sont dans le monde ne soient substitués les mouvements supposés divins d’un monde dont l’Evangile nous dit pourtant qu’il ne l’a pas connue (Jn I, 10).
Louis-Marie Lamotte
[1] Yvon TRANVOUEZ, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien (1950-1955), Cerf, 2000, p. 16
[2] Il faut noter cependant que Dom Bernard Besret n’est pas à proprement parler issu du progressisme chrétien. Docteur en théologie, il fut marqué au cours de ses études, par la pensée d’Aldous Huxley, qui le poussa, après le Concile, où il fut le conseiller d’évêques français et belges, à soutenir la contestation révolutionnaire en mai 1968. Son cas est intéressant, puisqu’il illustre la convergence, après le Concile, du néomodernisme et d’engagements à l’extrême-gauche que l’on peut placer dans le sillage du progressisme.
[3] C’est notamment ce que ne craint pas d’affirmer le P. Paul Valadier S.J. dans un essai au titre éloquent, La condition chrétienne. Du monde sans en être (Seuil, 2003). L’Evangile apprenait aux chrétiens qu’ils étaient dans le monde sans en être (Jn XVII, 14), le P. Valadier a la bonté de leur apprendre, avec beaucoup d’autorité sans doute, par un curieux changement opéré dans le texte même de la sainte Ecriture, qu’ils en sont vraiment.
[4] L’on peut d’ailleurs noter que Jeunesse de l’Eglise, entreprise d’intellectuels, n’a contourné ce problème qu’en demeurant tout d’abord sur le plan de la pure réflexion théorique, loin du terrain de l’action.
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