Selon un sondage Ipsos, 65 % des Français estiment que la campagne présidentielle est peu intéressante[i]. Nous les comprenons ! Et pour cause ! Réduction du déficit oblige, les candidats ne parlent que d’économie. Enfin, d’économie : de comptabilité ou de gestion. Les débats économiques de fond, sur les bienfaits de la mondialisation, sur la libéralisation et la financiarisation de l’économie, à l’œuvre depuis les années 1980, sur le bienfondé de l’existence même des inégalités sociales (après tout pourquoi devrait-il y avoir des riches et pourquoi devrait il y avoir des pauvres ?) sont les grands absents de cette campagne. L’économie en tant que théorie de la répartition des richesses est invisible dans les débats de 2012. A la place, préférons les comptes d’apothicaires ; débattons du nombre de milliards d’euros nécessaires au financement de telle ou telle mesurette. Du fait de la crise de la dette, de la perte du triple A qui soulève la crainte d’un avenir aussi triste que celui de la Grèce, les candidats sont contraints de présenter des programmes autofinancés. Chaque mesure doit être chiffrée et son financement doit être explicité.
Tout cela est stérile et vain.
« Débats de chiffres », débats stériles ?
Les chiffres sont le talon d’Achille de l’économie : les pourcentages, proportions et ratios qui engendrent tant de débats entre experts autoproclamés à la télévision sont obtenus à partir de données brutes, via un traitement statistique. Cela laisse donc au moins deux zones d’ombres dans les chiffres manipulés par les débatteurs : tout d’abord, il est possible de s’interroger sur la pertinence avec laquelle les données collectées reflètent la réalité. Nous ne voulons pas remettre en cause ici le remarquable travail des fonctionnaires de l’INSEE. Nous voulons juste pointer le fait que souvent entre une notion qui fait sens auprès des électeurs-spectateurs (le chômage par exemple) et l’indicateur utilisé pour la mesurer et l’objectiver (le taux de chômage par exemple), il y a un certain nombre de différences qui devraient conduire les débatteurs à prendre plus de distance vis-à-vis des chiffres qu’ils manipulent : mesurer le chômage est difficile, car la frontière entre chômage, inactivité et emploi est poreuse. L’INSEE mesure le chômage au sens du Bureau international du Travail[ii], qui comptabilise les personnes âgées de 15 ans ou plus qui :
- n’ont pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, au cours de la semaine de référence ;
- sont disponibles pour travailler dans les deux semaines
- ont entrepris des démarches actives de recherche d’emploi dans le mois précédent, ou ont trouvé un emploi qui commence dans les 3 mois.
Une telle définition du chômage ne prend pas en compte les personnes, qui déjà à la recherche d’un emploi depuis longtemps se découragent lorsqu’en période de récession le chômage augmente à nouveau et arrêtent donc de chercher un emploi : elles passent du chômage à l’inactivité, et ne sont donc plus comptabilisées comme chômeuses ; on parle alors de flexion du taux d’activité, qui fait diminuer le taux de chômage ! De même une personne en formation prolongée, qui n’est pas disponible pour travailler dans les deux semaines (2ème condition du BIT) est comptabilisée comme inactive, tandis qu’une personne en stage d’insertion est comptabilisée comme active, alors que ces personnes vivent des situations économiques et sociales tout à fait semblables à celles des chômeurs, et se considèrent très probablement elles-mêmes comme chômeurs. Le taux de chômage fourni par l’INSEE est donc une mesure imparfaite de la réalité que vivent nombre de nos concitoyens au chômage, et il en est de même pour les autres indicateurs utilisés dans le débat public : le taux de croissance, le nombre d’immigrés… Nous ne voulons pas ici dénigrer le remarquable travail des fonctionnaires de l’INSEE, ni l’utilisation des statistiques pour appréhender la réalité. Nous essayons juste de montrer en quoi les chipottements sur des variations de demi-points de pourcentages entre tel et tel homme politique sont ridicules. Comme le disait Coluche : « Les statistiques c’est comme les bikinis, ça donne des idées mais ça cache l’essentiel ! ».
Ensuite, la plupart des études chiffrées mobilisées dans le débat public sont constituées suite à un travail de modélisation statistique s’appuyant sur des données collectées avec les défauts sus-cités. Or cette modélisation statistique bien que s’appuyant sur des outils mathématiques complexes et parfaitement objectifs ne reste pas moins empreinte des opinions, de l’idéologie ou des préjugés du statisticien, qui a choisi d’expliquer tel phénomène par tel ou tel autre phénomène et pas par un autre phénomène encore, car il n’avait pas les données nécessaires, ou n’y a simplement pas pensé.
Ces chiffres propulsés au rang de vérité absolue lors des débats télévisés, présentent donc deux défauts : en essayant de mesurer une réalité de manière systématique ils ne prennent pas en compte tout le dégradé de situations intermédiaire qui peut exister : pour le chômage par exemple il y a un continuum de situations entre le chômage et l’emploi, constitué de stages, d’emplois à temps partiel contraints, de formations… et les modèles statistiques qui ont servi à calculer ces indicateurs ne sont pas exempts des présupposés de leur auteur. Il est donc stérile de débattre sur la vraisemblance de tel ou tel chiffre proposé par un candidat, en lui lançant à la figure une autre étude qui donne des conclusions un peu différentes, comme aime le faire François Lenglet sur France 2… Quitte à vouloir pinailler, autant se plonger dans la méthodologie de chacune des études et discuter des hypothèses choisies. Pour le coup nous aurons un véritable débats d’experts, qui ennuiera encore plus les spectateurs-électeurs, mais au moins on ne brassera plus de l’air inutilement.
L’inutilité du programme « tout chiffré ».
François Hollande qui a lancé cette mode du programme « tout chiffré » propose 20 milliards d’euros de dépenses pour 20 milliards d’euros de recettes. Alleluia, son programme est financé !
Sauf que l’estimation des recettes engendrées par telle ou telle réforme se fait ex ante, c'est-à-dire en considérant que la nouvelle mesure introduite ne va pas modifier le comportement des agents. Or les agents rationnels que nous sommes adaptent leur comportement aux nouvelles règles, de façon à toujours maximiser leurs gains : par exemple, en instaurant une tranche marginale de l’impôt sur le revenu à 75% pour les millionnaires, François Hollande espère gagner 200 millions d’euros[iii]. Cette estimation a été obtenue en calculant 75 % de la masse des revenus dépassant le million d’euros en 2011. De cette façon, François Hollande estime que les millionnaires ne modifieront pas leur comportement suite à sa nouvelle mesure ; or il est possible d’en douter. Certains choisiront peut être de s’expatrier, d’autres de réduire leur offre de travail et donc de gagner moins d’un million d’euros par an. Ainsi, cette mesure rapportera moins que prévu. Il en est de même pour les autres mesures.
Cet effort de chiffrage est d’autant plus vain qu’il repose sur une estimation de croissance fantaisiste : pour financer son programme, François Hollande table sur une croissance de 0,7 % en 2012, de 1,7 % en 2013 de 2 % en 2014 et de 2 ou 2,5 % pour les années qui suivent. [iv] Ni l’OCDE[v], ni le FMI[vi] n’ont jamais osé faire des prévisions de croissance sur plus de 2 ans. Et force est de constater que leurs prévisions pour 2012 et 2013 sont nettement moins favorables que celles de François Hollande. Comment le candidat de la gauche a-t-il obtenu ces chiffres ? Nul ne le sait. Ses équipes sont restées muettes à nos sollicitations. Nous serions en effet très curieux d’étudier les modèles de prévision économique que le parti socialiste maîtrise, contrairement aux experts des institutions internationales…
Le retour à l’équilibre budgétaire, le financement des mesures annoncées, tout cela repose sur cette estimation de croissance dont personne ne sait d’où elle vient. Aux mesures non financées que les candidats annonçaient lors des compagnes précédentes se substituent maintenant les mesures chiffrées et financées par des prévisions de croissance établies sur mesure ! Quelle avancée !
Débat d’experts ou enfumage de gestionnaires ?
Si cette campagne intéresse si peu les Français c’est donc pour deux raisons : tout d’abord, les soi disant « débats d’experts » sont en réalité des débats d’enfumeurs, où journalistes et politiciens manient des notions et des chiffres qu’ils ne maîtrisent pas, sans prendre les précautions nécessaires ; la palme revient à François Lenglet, promu expert de l’économie par France 2 qui face à marine Le Pen en Juin 2011 croyait pouvoir illustrer les bienfaits de l’euro en exhibant la supériorité des croissances française et allemande sur celles américaine et britannique, lors du premier trimestre de 2011[vii]. Dans une telle situation il y a soit incompétence notoire soit malhonnêteté intellectuelle caractérisée :
il n’y a pas que l’euro qui distingue le France et l’Allemagne des Etats-Unis et du Royaume-Uni. L’euro ne peut donc expliquer à lui tout seul toutes les différences entre les économies de ces pays : il faudrait tenir compte de la structure du commerce extérieur, de la part des services, de l’industrie et de l’agriculture dans le PIB, de la taille de la population, de son niveau de qualification, du niveau du PIB (plus il est gros, plus il est difficile de le faire grossir encore !) … bref de tout un tas de variables qui propulseraient peut-être la France à un taux de croissance beaucoup plus élevé si elle n’avait pas l’euro.
Ensuite, on ne peut fonder son raisonnement sur le taux de croissance durant un seul trimestre, alors que pour ce même indicateur nous avons dix ans de données qui ne permettent pas de faire les mêmes déductions que François Lenglet....
Enfin, on ne peut se fier d’une telle façon au taux de croissance du dernier trimestre, alors que les taux de croissance sont des indicateurs difficiles à obtenir, révisés et corrigés jusque trois ans après leur publication ! Il est encore plus triste de constater que Marine Le Pen n’a pas eu la présence d’esprit de lui fournir une telle réponse.
Deuxièmement, dans cette campagne nous n’avons pas à faire à des hommes politiques, mais à des gestionnaires : l’objectif imposé par l’actualité tragique de la Grèce est la réduction de la dette. Mais la réduction de la dette n’est pas un objectif en soi. Ce n’est qu’un moyen qui permet d’obtenir plus de bien être à moyen et à long terme. Or dans cette campagne, tout se passe comme si l’objectif de réduction de la dette valait pour lui-même. Les candidats proposent un programme, un plan de gestion, dont le seul but est la réduction de la dette. Il n’y a donc plus un affrontement entre plusieurs projets politiques, mais une dispute entre soi-disant expert qui ne sont pas d’accord sur le coût de telle ou telle mesure. Lors d’une élection présidentielle, on élit avant tout un homme auquel on accorde sa confiance pour mettre en œuvre un projet qu’il a exposé dans les grandes lignes. Ce qui compte est l’idée proposée, la vision exposée, le projet de société annoncé. Nous faisons confiance au candidat élu pour mettre en œuvre son projet de la façon la moins coûteuse et la plus profitable possible. Pas la peine de fournir un chiffrage détaillé et minutieux lequel, comme nous l’avons vu, est par nature biaisé, et par voie de faits truqué. Nous attendons des candidats qu’ils nous disent quelles seront leurs priorités pour le quinquennat : l’éducation ? le logement ? la sécurité ? l’agriculture ? l’industrie ? la recherche ? Et surtout, pourquoi ?
Et puis, l’intendance suivra !
Savinien
[i] http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/actualites/2012-03-05-tassement-deux-principaux-favoris-au-premier-tour-sur-fond-lassitude-pour-campagne, Page 15 du document proposé sur la page.
[iii] http://www.chiffrages-dechiffrages2012.fr/propositions/hollande-creer-une-tranche-de-l-impot-sur-le-revenu-a-75-
[v] http://www.oecd.org/document/63/0,3746,fr_2649_34573_45271167_1_1_1_1,00.html première ligne du tableau
[vi] http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2012/update/01/index.htm Table 1. Overview of the World Economic Outlook Projections
[vii] http://www.youtube.com/watch?v=rAxq_4mq9ac à partir de la 17ème minute
Bonjour. Je m'excuse tout d'abord au cas où j'aurais des fautes d'ortographe mais je suis étranger. Je suis d'accord avec vous pour l'essentiel de l'article. Depuis des années, il existe de la méfiance vis-à-vis nos hommes politiques notamment à cause de la crise économique mais également à cause de leur comportement et des scandales qu'ils provoquent (ce dont je parle se passe en Espagne aussi). Ils ne parlent que des chiffres (en particulier de la dette publique, mais aussi, dans le cas français, du creusement du solde commercial), c'est tout à fait vrai, mais c'est qui est pire à mon avis, c'est le fait qu'ils parlent parfois sans savoir de quoi ils parlent (l'exemple portant sur l'impôt sur le revenu c'est très clair, cela entraînerait une évasion des capitaux importante...). Je voudrais ajouter au débat le fait que sans une coordination entre les états Européens, aucune mesure individuelle sera effective (mais attention au dilemma du prisonier..). A mon avis, derrière l'essor du FN, on trouve la méfiance vis-à-vis nos représentants publiques, qu'en pensez-vous? Merci d'avance et félicitations pour ce blog
RépondreSupprimerEffectivement, la coordination entre les Européens est nécessaires, dans un contexte de libre circulation des marchandises, et des capitaux et des criminels, notamment au niveau budgétaire. Nous en savons quelque chose en France : la relance Chirac de 1975 et la Relance Mauroy de 1981, ont été des échecs patents en partie à cause de l'absence de coordination avec nos voisins : ces plans de relance se sont traduits par une hausse des importations et pas par une hausse de la production en France... l'Allemagne en a plus profité que nous.
RépondreSupprimerQuant aux causes de l'essor du FN, celles-ci sont nombreuses et je ne me risquerais pas à mener une telle analyse politique...
Merci pour votre commentaire et vos encouragements,
Savinien