dimanche 11 mars 2012

Didone abbandonata de Hasse à Versailles le 10 mars 2012 : bref compte rendu

Le public français ne peut qu’être reconnaissant à Michael Hofstetter, à ses chanteurs et à ses musiciens de lui avoir fait découvrir une œuvre, et, de surcroît, une belle œuvre, de Johann Adolf Hasse. Le même public n’en est pas moins en droit de se demander pourquoi on a jugé indispensable de le priver d’un tiers de ladite œuvre. Car de da capo supprimés en récitatifs abrégés, ce n’est plus vraiment la Didone abbandonata de Hasse, opera seria créé à Hubertusburg le 7 octobre 1742, qu’il a pu entendre : c’est un opéra raccourci, terriblement raccourci – mais me dira-t-on, il en reste près de trois heures de musique – et non seulement raccourci, mais atteint jusque dans la cohérence de son intrigue et l’essence de sa musique.
L’intrigue, tout d’abord. Le programme (d’un coût de 10€ tout de même, en dépit de son indigence, mais indispensable aux non-italophones désireux de comprendre le drame, l’opéra n’étant pas surtitré) a la bonté de nous signaler les coupes pratiquées dans le livret de Métastase. On apprend ainsi qu’à l’acte III, ce ne sont pas moins que les cinq premières scènes qui ont été intégralement supprimées. On ne sait plus vraiment si le traître Osmida est gracié ou tué, et l’on apprend pour ainsi dire incidemment que le palais est en flammes. Résultat : le livret est devenu tout bonnement incompréhensible et ne se soutient plus qu’au moyen du résumé pourtant fort succinct donné par le programme.
Atteint dans sa musique : mais enfin, quelle bizarre idée les interprètes ont-ils eue de supprimer les da capo de tant d’airs admirables (Non ha ragione ingrato de Didone, ou L’augelletto in lacci stretto d’Araspe), amputés de leurs reprises et parfois également de leur partie centrale contrastée – comme si l’aria da capo n’était plus pensée ici que comme une lourdeur dont il faut se défaire au plus vite. Mais l’aria da capo, c’est l’âme musicale de l’opera seria, le pilier sur lequel tout le genre repose (du moins à l’époque où Hasse compose sa Didone), la forme où s’épanouit naturellement le génie de ses plus grands représentants.
L’on touche ici au cœur du problème que nous avions déjà signalé dans nos précédents articles. En effet, regarder comme des longueurs, comme des lourdeurs, ce qui constitue tout de même le cœur d’une œuvre (qu’il s’agisse des récitatifs ou des arias da capo), c’est aussi bien penser, d’une certaine façon, que cette œuvre, telle qu’elle a été pensée, et surtout telle qu’elle a été composée, c’est-à-dire dans sa plénitude et dans la cohérence de son développement musical et dramatique, ne mérite pas d’être ainsi restituée ; mais qu’elle doit être pour ainsi dire améliorée si l’on veut qu’elle plaise au public d’aujourd’hui. Il s’agit d’une manière de plus de ne pas faire assez confiance à la musique (et au livret : l’a-t-on jugé si mauvais pour y faire des coupes aussi sauvages ?), de ne pas trop y croire, si l’on peut dire. Je ne parle pas même des airs emportés naturellement par la suppression de scènes entières. Je puis encore comprendre que, dans un opéra il est vrai très long (mais est-ce une tare ?), l’on omette quelques airs (ce qu’ont fait les interprètes de Romolo ed Ersilia à Innsbruck) ; mais que l’on ampute si lourdement les airs et, par le fait même, que l’on bouleverse leur équilibre et leur architecture, non pas d’un ou deux airs, mais de plus de la moitié des numéros d’un opéra, voilà qui dépasse l’entendement et ignore les plus simples données du bon sens et du bon goût, et qui conduit finalement à rayer d’un trait de plume la structure propre de l’œuvre, c’est-à-dire à nier l’intelligence de sa progression dramatique. Ce qui est, paradoxalement, confirmer au nom d’on ne sait trop quelle intelligibilité ou simplification supposées nécessaires, l’idée reçue selon laquelle l’opera seria n’est qu’une suite d’airs indépendants dont l’agencement n’a en définitive aucune importance.
De telles atteintes à l’intégrité de l’œuvre étaient d’autant plus frustrantes que les interprètes donnaient l’impression d’avoir les moyens de la défendre (et que ce n’est peut-être pas un hasard si les airs les plus applaudis ont été précisément ceux qui ont été donnés dans leur intégralité…). Je pense notamment à l’orchestre, qui a fait, dès les premières notes de la sinfonia d’ouverture, une fort belle impression. La Hofkapelle de Munich se montre en effet pleine de couleur et de vigueur, efficacement dirigée par Michael Hofstetter. La distribution vocale, quoique plus inégale, demeurait assez correcte, même si le contre-ténor Flavio Ferri-Benedetti, chargé du rôle d’Enée, aurait été avantageusement remplacé par une femme.
J’ai été jusqu’ici fort sévère : c’est parce qu’à certains égards cet opéra, donné en concert (ce dont on ne se plaindra pas, au vu de ce  que l’on rapporte de la mise en scène dans laquelle cet opéra a été donné à Munich), est une occasion manquée de plus. Ne boudons pas, cependant, notre plaisir, qui est réel. Ce n’est pas si souvent que l’on joue un opera seria de Hasse en France. Le public a pu découvrir une œuvre d’une beauté remarquable, aux récitatifs alertes, aux airs colorés, virtuoses et variés (du premier air d’Araspe, où la flûte obligée imite le chant de l’oiseau aspirant à la liberté et dialogue avec la voix, au dernier air d’Enée, qui exprime par une ligne vocale ample et noble, mise en valeur par l’emploi des cors, son triomphe sur ses passions), doublement conclue par l’aria à la fois surprenante et magnifique (Cadro fra poco in cenere) par laquelle Iarba annonce en tons plaintifs la ruine de Carthage et le très dramatique récitatif obligé où Didone exprime son trouble avant de se donner la mort.
Le public, enthousiaste, a beaucoup applaudi l’œuvre, le chef d’orchestre et les chanteurs, tout particulièrement le contre-ténor Valer Barna-Sabadus (Iarba) ; je n’ai pas eu trop de remords à l’imiter. Espérons que cet opéra, qui sera diffusé sur France Musique le 11 avril 2012 à 20h, saura toucher un public aussi large que possible et lui donner le goût de la musique de Hasse.

Jean Lodez

2 commentaires:

  1. Ayant moi aussi assisté à la première française de cette Didone, je ne puis qu'approuver ce commentaire en le nuançant sur deux points :

    1) Cet opéra est certainement trop long pour être donné en entier, à notre époque, en représentation ; il fallait donc faire des coupes et il était difficile d'éviter la suppression de scènes entières. En revanche, supprimer les reprises da capo révèle un mépris parfait de l'oeuvre, de son compositeur et du public contemporain ainsi qu'une incompréhension du genre, mais c'est un comportement très répandu, comme si la structure de l'oeuvre (alternance, principalement, d'airs et de recitatifs) et des airs (A-B-A') invitait au remodelage.

    2) Hasse est un compositeur très difficile ; il exige une grande virtuosité dans la colorature et des tessitures à la fois amples et tendues. Les interprètes étaient trop jeunes pour se tirer aisément d'une telle exécution, même si certain-e-s sont excellent-e-s. En procédant ainsi, on aboutit toujours au même résultat : on fait courir des risques à la carrière de jeunes interprètes et on ne parvient pas à donner au public le goût pour cette sorte d'opéras (le dramma per musica métastasien). Il en résulte que les compositeurs du XVIIIe siècle réunis sous l'étiquette inappropriée de "compositeurs de l'école napolitaine" sont parmi les plus mal connus du public, spécialement du public français (en dehors de quelques oeuvres comiques). La liste est longue - spécialement au disque - des victimes de la mode haendelo-vivaldienne : Porpora, Leo, Vinci, Broschi (Riccardo), Hasse, etc. Faut-il rappeler que Hasse a purement et simplement éliminé, par son talent et la beauté de ses oeuvres, Vivaldi des scènes lyriques italiennes ? Combien de temps faudra-t-il encore attendre pour que les chefs baroques se décident, en ayant recours à des interprètes dans la maturité de leur carrière, à redonner vie à des oeuvres qui attendent d'être de nouveau interprétées depuis plus de deux siècles ? A quand Idaspe de Broschi (Riccardo) au Théâtre des Champs-Elysées ?! Je n'ignore évidemment pas les risques financiers que l'interprétation de telles oeuvres fait courir, mais l'exemple d'Otero qui a fait surgir de l'oubli Terradellas montre que cela est possible. (A ce propos, où en est la Merope ?)

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  2. Cher Anonyme,

    Je vous suis entièrement dans ce que vous dites dans votre commentaire ; peut-être en effet n'ai-je pas été assez précis : je comprends tout à fait que certaines scènes aient été coupées, même si je n'en suis pas ravi. A Innsbruck, Romolo ed Ersilia a été amputé d'au moins deux ou trois airs, Acronte ne chantant plus qu'une seule aria ; en revanche, les airs chantés étaient complets, à l'exception d'un seul (réduit à sa partie A) ; mais il est vrai qu'il s'agit d'un opéra beaucoup plus bref que la Didone.
    J'approuve également entièrement ce que vous dites des interprètes. Merci, donc, pour votre commentaire.

    Jean Lodez

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