Cet article est la suite du compte rendu de l'ouvrage d'Yvon Tranvouez. Les premières parties de ce compte rendu peuvent être lues ici :
Le Père Fessard SJ, adversaire du progressisme chrétien
Catholiques et communistes, d’une lecture passionnante, apparaît donc comme une excellente contribution à l’histoire du progressisme chrétien. Loin de limiter son investigation à La Quinzaine, ce qui aurait eu pour effet de restreindre le champ de son étude à un journal qui apparaît essentiellement comme le fait de jeunes intellectuels (p. 118) et qui passe aussitôt pour difficilement lisible pour un ouvrier (p. 124), Yvon Tranvouez s’attache avec le cas des Chrétiens du XIIIe à retracer l’histoire d’une genèse : « non pas celle du progressisme chrétien, mais celle des progressistes chrétiens ; non pas celle d’une théorie, mais celle d’une pratique » (p. 275). Bien qu’issu d’articles publiés tout d’abord séparément, l’ouvrage conserve ainsi une forte cohérence et articule avec autant de précision que de clarté les aspects aussi bien théoriques que pratiques du problème du progressisme chrétien, montrant comment celui-ci s’élabore peu à peu à la faveur des événements et de l’expérience des militants chrétiens comme d’une réflexion plus doctrinale dont la polémique n’est pas absente : l’auteur met notamment en évidence les débats qui opposent, avant même la fondation de La Quinzaine, les différentes figures par la suite considérées comme progressistes (pp. 88-98), et le rôle joué par les adversaires du progressisme, tels le P. Fessard ou Mgr de Solages, dans sa « cristallisation » en formules doctrinales claires. Yvon Tranvouez retrace ainsi avec minutie l’histoire de la construction du concept de progressisme chrétien à l’occasion de vigoureux débats intellectuels (p. 230), sans pour autant en négliger la portée pratique, au carrefour de l’engagement aux côtés du Parti communiste et des formes extrêmes de la mission ouvrière.
Le progressisme, déplacement par rapport au modèle du catholicisme intransigeant
L’ouvrage est surtout porté par la forte thèse de son auteur, qui, sans négliger pour autant le rôle de la conjoncture spécifique de la guerre froide dans l’éclatement de la crise progressiste, la replace dans le cadre beaucoup plus large du « mouvement catholique » du XIXe siècle et de sa composante intransigeante. « La crise du progressisme chrétien ne s’explique que si on la pense dans cette structure en longue durée du catholicisme intransigeant » (p. 339). C’est ainsi qu’Yvon Tranvouez montre, en examinant l’héritage de Temps présent, à la fois l’origine intégraliste d’une « gauche catholique » dont les progressistes constituent après 1945 les éléments les plus avancés et l’évolution spécifique de ces derniers, qui rompent avec l’idéal historique de « nouvelle chrétienté » développé par Jacques Maritain dans Humanisme intégral (p. 58).
L’analyse faite par Yvon Tranvouez des « reflets mennaisiens » (p. 313) dans le progressisme chrétien prend ainsi tout son sens. En effet, l’auteur cite François Laplanche[1] : « Ainsi comprend-on que, côté Eglise, la pensée mennaisienne ait pu engendrer aussi bien l’intégrisme que le progressisme catholiques : le premier, si est accentuée la soumission de la culture et de la société aux impératifs de la théologie ; le progressisme, si est affirmée la non-séparation de Dieu et du monde » (p. 336). Le progressisme apparaît dès lors comme une voie de sortie hors du modèle de l’intransigeantisme au nom du double impératif politique et missionnaire : Yvon Tranvouez montre ainsi efficacement que le vocabulaire intransigeant qu’utilisent encore les journalistes de La Quinzaine reçoit une signification toute différente ; le « passage aux barbares » préconisé par la Hiérarchie signifie non plus le moyen d’exercer un « contrôle religieux de la société », mais la reconnaissance de la « validité des mouvements qui prétendent se passer de l’Eglise » (p. 167). Les progressistes se trouvent, « d’une certaine manière, en quête d’un autre modèle de catholicisme intégral, opposé, mais homologue au modèle dominant » (p. 169), de sorte qu’ils demeurent selon l’auteur « catholiques d’abord » (p. 337) : « Ne disposant pas d’un modèle alternatif pensable dans l’espace ecclésial, ces militants catholiques se donnent ainsi à voir, au printemps 1954, pour ce qu’ils sont : déplacés par rapport au modèle intransigeant qui les a produits » (p. 223). Les progressistes, « à force de pousser à la limite les virtualités du catholicisme intégral », finissent « par en sortir ou par en être exclus » (p. 338).
Les causes de la condamnation
C’est donc à ce déplacement, par lequel les chrétiens progressistes, tout en suspendant le succès de la mission à l’aboutissement d’une Révolution déclarée inéluctable, refusent aussi longtemps qu’ils le peuvent le dualisme libéral et se veulent avant tout catholiques, que l’auteur attribue leur condamnation par la Hiérarchie : « C’est précisément parce qu’ils ne cessent de chercher une légitimation religieuse à leur identité politique que bon nombre de militants chrétiens provoquent les crises qui les emportent », qui « tiennent moins à ce qu’ils sont qu’au fait qu’ils revendiquent de l’être » (p. 337). C’est donc en raison de la « double fidélité » que les progressistes sont conduit à professer, plus encore qu’à cause de leurs sympathies communistes en tant que telles, que la Hiérarchie aurait prononcé leur condamnation. C’est ici cependant qu’il serait utile de recevoir l’éclairage des archives romaines, encore inaccessibles. En effet, tandis que la thèse d’Yvon Tranvouez paraît rendre compte avec une pertinence toute particulière de l’attitude de l’épiscopat français et notamment de celle du cardinal Feltin, dont la sympathie pour les engagements politiques et missionnaires des militants progressistes apparaît dans l’ouvrage avec une certaine clarté, peut-être restitue-t-elle moins distinctement la position romaine. « Droite ou gauche, déclare l’auteur, ce sont des questions secondaires : l’Action française et le progressisme chrétien, relèvent aux yeux de Rome de la même erreur libérale, qui fait à Dieu sa part et porte donc atteinte à la royauté sociale du Christ » (p. 338). Or l’alignement au moins partiel de La Quinzaine sur la politique soviétique et le Parti communiste semble suffire à lui seul à motiver la condamnation au nom des principes énoncés dans Divini Redemptoris.
On peut regretter également que, tandis que les prises de position politique de La Quinzaine font l’objet d’une étude minutieuse et approfondie, son discours sur les questions spirituelles est peu cité, alors même que le billet spirituel d’Apostolus, qu’Yvon Tranvouez n’analyse qu’à l’occasion du numéro sur la mort de Staline (pp. 154-155), est l’un des premiers visés par l’épiscopat (p. 162). On pourrait ainsi reprocher à l’auteur, qui note la légèreté des critiques émises par la Hiérarchie, de tomber dans le même travers dès lors que les questions de doctrine n’intéressent pas directement la politique ou la mission, à moins que ces questions n’aient été en fait que peu abordées dans La Quinzaine. L’ouvrage n’en représente pas moins une contribution aussi rigoureuse que passionnante à l’histoire de l’engagement des chrétiens dans la société comme à celle des équivoques et de l’évolution radicale de la pastorale missionnaire promue à partir des années 1930.
Louis-Marie Lamotte
[1] François LAPLANCHE, « La notion de science catholique, ses origines au début du XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Eglise de France, n°192, janvier-juin 1988, p. 71.
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