dimanche 25 décembre 2011

Hasse et l'opera seria au XVIIIe siècle (2) : Brève histoire de l'opera seria

Il est impossible de comprendre véritablement l’œuvre lyrique de Hasse sans connaître le genre auquel elle appartient : l’opera seria, et plus particulièrement l’opera seria métastasien du milieu du XVIIIe siècle.

Pietro Trapassi, dit Métastase (1698-1782) 

De l’opéra baroque vénitien à l’Académie des Arcades
Il est tout d’abord nécessaire de rappeler l’état de l’opéra italien au milieu du XVIIe siècle. L’ouverture de théâtres publics à Venise a entraîné l’apparition d’un genre mêlant scènes comiques et tragiques, sérieuses et burlesques, personnages héroïques et mythologiques et simples valets. Les œuvres de cette période recourent souvent à de grands effets de machinerie, très spectaculaires, et à un humour plutôt populaire, voire populacier (La Callisto de Cavalli en est un exemple frappant). L’opéra baroque vénitien, défendu par le vieux Monteverdi, puis par Cesti, Cavalli ou Legrenzi, multiplie ainsi les intrigues entremêlées ou parallèles ; la musique s’appuie sur une alternance assez libre entre récitatifs et airs. Les orchestres sont souvent assez restreints en raison du coût de la machinerie et des nombreux acteurs et chanteurs et se limitent généralement au continuo et à quelques voix de dessus.
La réaction à ce genre parfaitement baroque s’opère tout d’abord non parmi les musiciens, mais au sein des cercles littéraires aristocratiques. L’Académie des Arcades, créée à Rome autour de la reine Christine de Suède, rassemblant des poètes et des aristocrates influencés par la philosophie de Descartes, entreprend au cours de la deuxième moitié du XVIIème siècle une importante réforme de l’opéra : les scènes et les personnages burlesques sont bannis, l’opéra adopte, sur le modèle du théâtre classique français, des règles de bienséance et de vraisemblance ; le deus ex machina est progressivement supprimé. Apostolo Zeno est le premier grand librettiste de cette réforme arcadienne, qui donne naissance à l’opera seria, qui prend véritablement forme entre 1680 et 1700. Les compositeurs proches de l’Arcadie, tels Alessandro Scarlatti, écrivent les premiers chefs d’œuvre du genre, malgré la résistance qu’oppose encore l’opéra vénitien : l’Aggripina du jeune Haendel, représentée en 1709 à Venise, présente encore de nombreux traits caractéristiques de l’ancien genre, même si cet opéra suit l’alternance entre récitatifs et arie da capo établie par la réforme.

Métastase, réformateur de l’opéra
C’est cependant avec Pietro Metastasio (1698-1782) que l’opera seria acquiert véritablement ses traits distinctifs. Pietro Trapassi est introduit très jeune dans les cercles romains de l’Académie des Arcades, dont il devient membre. Grâce à l’appui de l’Académie et de la cantatrice Marianna Bulgarelli, dite la Romanina, il écrit ses premiers livrets, sous le nom hellénisant de Metastasio, ou Métastase ; il fournit ainsi à Porpora le texte de la cantate Angelica e Medoro en 1720. 1724 marque une année décisive dans l’évolution du genre, avec la représentation à Naples de Didone abbandonnata, avec une musique de Domenico Sarro, qui donne à Métastase une immense renommée, au point d’influencer les mœurs de l’aristocratie (on a parlé de « didonisme élégiaque » pour désigner la sentimentalité de boudoir italienne du XVIIIe siècle). Métastase bannit de la pièce tout élément merveilleux et lui donne un caractère extrêmement rigoureux : le nombre des personnages, limité à sept ou plus souvent à six, leur apparition sur scène, la place des airs et des quelques ensembles ne sont pas laissés au hasard, mais correspondent à une structure précise. Le poète préfère de plus aux sujets mythologiques les sujets tirés de l’histoire ancienne ; les éléments comiques sont définitivement supprimés : l’opéra doit exalter les vertus antiques et le triomphe de la raison sur les passions. On pourrait donc qualifier de classique ce genre qui s’inspire de l’Antiquité et adopte des conventions assez strictes, même si son élaboration correspond à la période dite du baroque tardif.

Le triomphe européen du classicisme métastasien
Les exigences de Métastase ne se bornent pas au domaine littéraire, mais s’étendent au contraire à la musique : récitatifs et airs doivent alterner de manière stricte, mais harmonieuse ; les airs adoptent la forme da capo, pour des raisons tenant à la fois de la rhétorique et des chanteurs ; ce sont très souvent des airs de sortie : le personne qui les chante sort une fois l’aria terminée. Conformément au goût de l’époque, les voix aiguës sont privilégiées dans les rôles héroïques, qui sont donc tenus par des castrats, qui deviennent très rapidement le symbole de ce genre qui leur permet de briller et porte leur règne à son apogée. Porpora (1686-1768) est l’un des premiers grands compositeurs métastasiens, avec notamment sa Semiramide (1729), où chante le célèbre Farinelli ; il est suivi par Vinci (1694-1730), dont l’Artaserse est représenté à Rome en 1730, par Leo (1696-1740), puis par Hasse, qui dès 1730 met en musique Artaserse et Ezio. D’autres compositeurs, parfois hostiles aux idéaux métastasiens, ont également mis en musique ces livrets : en 1729, Haendel compose un Siroe Re di Persia ; Vivaldi écrit en 1733 une Olimpiade qui compte parmi ses chef-d’œuvre. Métastase devient très vite le librettiste favori de la jeune génération napolitaine, à laquelle appartiennent Vinci, Leo ou Giacomelli, suivis par Pergolesi (1710-1736), auteur d’une Olimpiade très remarqué par la suite.
Cette suprématie métastasienne ne se restreint cependant pas à Naples : elle gagne bientôt toute l’Italie, puis toute l’Europe. Dans les années 1720 et 1730, Venise succombe à la marée napolitaine provoquée par Porpora, Vinci, Leo, Hasse et les grands castrats. En 1731, Cleofide de Hasse, d’après Alessandro nell’Indie de Métastase, triomphe à Dresde ; en 1734, Porpora dirige à Londres l’Artaserse de Hasse ; les opéras italiens de Corselli et Conforto obtiennent en Espagne de larges succès ; l’Espagnol José de Nebra compose deux opéras sur des livrets de Métastase traduits en castillan. Dans les années 1740, Frédéric II de Prusse crée l’Opéra de Berlin, consacré aux ouvrages italiens ; il est tenu par Carl Heinrich Graun, imitateur de Hasse, dont la musique constitue également une grande partie du répertoire. L’opéra allemand disparaît presque complètement au profit de l’opera seria métastasien. Même la France est atteinte par ce rayonnement : en 1753, Didone abbandonata de Hasse est monté devant la Cour de Versailles ; le dernier opéra, resté inachevé, de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville se base sur une traduction française du Temistocle de Métastase.   

Hasse et Métastase : l’apogée de l’opera seria
Dans les années 1740, Hasse devient le principal ambassadeur de l’opéra métastasien. Sa rencontre avec le librettiste en 1744 fait de lui le collaborateur principal du poète. Au cours de sa carrière, il met en musique tous les livrets d’opera seria de Métastase à l’exception de Temistocle ; certains bénéficient même de plusieurs versions, tels Artaserse, mis en musique en 1730, largement révisé en 1740 et réécrit presque intégralement en 1760, ou La Clemenza di Tito (initialement composée pour Pesaro en 1735, fortement revue pour Dresde en 1738, entièrement réécrite en 1759 pour Naples), Ezio (une version napolitaine en 1730 et une version dresdoise en 1755) ou encore Siroe (deux versions, 1733 et 1763). Jommelli quant à lui compose trois versions de Didone abbandonata et quatre de Demofoonte.
L’opera seria métastasien atteint son apogée vers 1750. Métastase connaît de nombreux imitateurs : le poète de la Cour de Dresde, Migliavacca, auteur du livret de Solimano (1753) de Hasse, respecte toute les conventions établies par Métastase et s’inspire assez ouvertement du texte de ses airs. Tous les compositeurs d’opéras mettent en musique les livrets du poète de la Cour de Vienne, de Hasse et Porpora à Bonno (compositeur établi à Vienne, collaborateur de Métastase), Gluck, Jommelli (compositeur de la Cour de Stuttgart de 1752 à 1769), Galuppi (l’un des musiciens les plus célèbres de l’époque après Hasse et l’un des créateurs de l’opera buffa préclassique) et Graun. Certains livrets connaissent un succès exceptionnel : entre 1730 et 1800, Artaserse est mis en musique une centaine de fois.

La contestation du modèle métastasien
Cependant, le genre amorce son déclin dès la fin des années 1750. La montée d’une nouvelle génération, représentée notamment par Piccini, Sacchini ou Traetta, ébranle les conventions poétiques et musicales du drame métastasien, qui subit de plus la concurrence de l’opera buffa, né de la séparation des genres quelques décennies plus tôt ; une partie du public bourgeois se détache de conventions et de sujets liés à l’absolutisme ou au despotisme éclairé de souverains comme Frédéric II de Prusse (qui demeure fidèle au style de Hasse jusqu’à sa mort en 1786).
Ce déclin devient sensible dans les années 1760. 1762 voit ainsi la création de l’Orfeo de Gluck, qui s’écarte des conventions de Métastase et inaugure la célèbre « réforme » de l’opéra. Il est nécessaire de relativiser cette réforme : Orfeo n’est pas un opera seria, mais une festa teatrale, genre plus ouvert, autorisant le merveilleux et les interventions de personnages mythologiques ; Métastase lui-même a écrit plusieurs livrets en un ou deux actes, où les Dieux latins apparaissent sur scène. Cependant, Orfeo, dont le livret a été écrit par Calzabigi, s’inscrit en effet dans une contestation plus large et générale de l’opéra métastasien. Cette contestation est parfois indirecte : Jommelli, que d’aucuns ont surnommé le « Gluck italien », est réputé comme un compositeur métastasien, mais il a contribué à ébranler le modèle de l’opera seria, développant les récitatifs accompagnés et renonçant progressivement à la forme du da capo dans les airs. A Berlin, l’un des foyers de l’Aufklärung allemande, Graun brise cette forme au profit de la cavatine bipartite. Traetta, sous l’influence de la tragédie lyrique française, introduit des chœurs et des ensembles. Enfin, le style métastasien s’accommode assez mal du nouveau style orchestral qu’élaborent à Mannheim les symphonistes allemands. On ne peut parler d’une sclérose du genre de l’opera seria – même si d’éminents critiques ne cessent de le dire – mais d’un changement de mode et de conventions, qui correspond à une nouvelle époque : le Sturm und Drang, dans un contexte marqué par le tremblement de terre de Lisbonne et la guerre de Sept Ans, met brutalement fin à l’époque confiante qui avait vu fleurir l’opéra métastasien.
L’opera seria après Métastase
Entre 1760 et 1775, les grands compositeurs d’opere serie perdent la faveur du public. En 1765, Romolo ed Ersilia de Hasse et Métastase ne reçoit qu’un accueil mitigé ; deux ans plus tard, Gluck publie sa fameuse préface dédicatoire à Alceste, par laquelle il dénonce l’opera seria et ses prétendus excès. Il est encore une fois nécessaire de ne pas tenir un propos caricatural : il est évident que Gluck, malgré tout le respect que tout amateur d’opéras lui doit, exagère très fortement, et, pour défendre sa propre musique, s’acharne à détruire celle de Hasse. L’opera seria métastasien n’a rien de décadent ; il serait faux de dire qu’il n’est qu’une exhibition vocale pour les castrats et les grandes cantatrices : on sait l’importance que Métastase accordait aux récitatifs et l’agacement qu’il ressentait en entendant des chanteurs se soucier uniquement de la virtuosité de leurs airs. Gluck exprime en fait ses propres convictions artistiques, ce qui ne doit en aucun cas conduire à un mépris hâtif à l’encontre de ses détracteurs. La préface d’Alceste marque cependant une étape décisive dans l’évolution de l’opéra ; le public se détourne progressivement des œuvres composées dans l’ancien style. En 1770, Jommelli subit à Naples plusieurs revers considérables ; l’année suivante, Hasse est défait à Milan par un Mozart de quatorze ans, porteur d’une musique moderne face à laquelle le vieux maître est définitivement démodé.
L’opéra métastasien en tant que tel disparaît donc au début des années 1770, ce qui ne signifie pas que les livrets de Métastase sont abandonnés : ils sont mis en musique jusqu’à la fin du siècle, mais sont souvent modifiés ; les compositeurs y introduisent des chœurs, des ensembles, suppriment parfois la fin heureuse. A Hasse et Jommelli succèdent Johann Christian Bach (Artaserse, Lucio Silla), Piccini (Didone abbandonata) et Sacchini, puis Mozart (Il Re Pastore, Idomeneo, La Clemenza di Tito), Paisiello (Nittetti, Alcide), Salieri (L’Europa riconosciuta, Semiramide) et Cimarosa (L’Olimpiade, Gli Orazi e Curiazi) ; l’opera seria ne disparaît pas après 1770, contrairement à l’idée reçue : il demeure l’un des genres principaux en Italie jusqu’au XIXe siècle, malgré la disparition progressive des castrats à partir de 1800. En 1813, le jeune Rossini compose l’opera seria Tancredi ; dix ans plus tard, son dernier opéra écrit pour l’Italie, Semiramide, est encore un opera seria, malgré le fossé qui le sépare de l’époque et du style de Métastase. C’est en fait vers 1840, avec la fin de la distinction des genres sérieux et comiques, que disparaît véritablement l’opera seria, même si celui-ci avait depuis longtemps perdue son hégémonie des années 1750.


Jean Lodez

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