Dans sa Biographie universelle des musiciens, François-Joseph Fétis notait en 1841 que, si peu de compositeurs avaient connu autant de succès de leur vivant que Johann Adolf Hasse, il en était peu qui fussent aussi oubliés : au début du XXe siècle, Romain Rolland allait jusqu’à dire que l’oubli de Hasse était la pire injustice de l’histoire de la musique. Alors que le Français Charles de Brosse, en voyage à Venise à la fin des années 1730, y découvrait que l’ « homme fêté » n’y était pas Antonio Vivaldi, mais le « Saxon », le public contemporain peine aujourd’hui bien souvent à se figurer que les compositeurs lyriques les plus réputés des décennies centrales du XVIIIe siècle ne s’appelaient pas Haendel ou Vivaldi, mais Hasse, Porpora, Jommelli ou Galuppi.
Malgré le léger frémissement qu’on semble observer depuis quelques années, notamment sur le plan de la discographie, ce grand musicien du XVIIIe siècle demeure aujourd’hui largement méconnu ; quoiqu’il soit mentionné dans la plupart des ouvrages sérieux d’histoire de la musique, son œuvre fait rarement l’objet de véritables développements, lorsque son cas n’est pas tout simplement réglé par le mépris. Il convient donc de se demander pourquoi ce compositeur, désigné comme le divin Saxon par le public, comme le Père de la Musique par Leopold Mozart ou comme le Raphaël de la musique par Charles Burney, est aujourd’hui si largement négligé. Je n’aborderai pas ici les graves lacunes de la discographie hassienne, qui ne sont certes pas pour rien dans la persistance de la véritable éclipse qu’a connu l’œuvre de Hasse, mais qui feront l’objet d’un prochain article sur Contre-Débat.
Vue de la cathédrale catholique de Dresde, par Canaletto
Il faut tout d’abord évoquer une difficulté propre au cas de Hasse, quoiqu’elle ne touche aucunement au style ou à la qualité de son œuvre : la destruction d’une part considérable des partitions autographes en 1760. L’éditeur de musique Breitkopf, de Leipzig, préparait alors une publication des œuvres de Hasse qui aurait constitué la première édition intégrale de l’histoire de la musique et montre bien la place éminente qu’il occupait aux yeux de ses contemporains. L’entreprise fut cependant interrompue par la guerre de Sept Ans, qui dévasta largement la Saxe, et en 1760, le bombardement de Dresde par l’artillerie prussienne mit le feu à la maison de Hasse, qui y avait rassemblé ses partitions pour faciliter le travail de l’éditeur. Le compositeur renonça à reconstituer les partitions détruites, de telle sorte que l’entreprise de Breitkopf ne put aboutir et que de nombreuses œuvres, si elles peuvent être reconstituées à partir des copies conservées dans diverses bibliothèques, n’existent plus sous leur forme manuscrite autographe et exigent un patient travail de restitution. Le projet d’édition, qui aurait dû garantir la postérité de la musique de Hasse, apparaît ainsi aujourd’hui comme l’origine de certains obstacles à la redécouverte du « cher Saxon ».
Cette difficulté, cependant, si elle explique que les œuvres du compositeur soient devenues peu accessibles, ne suffit pas à rendre compte de l’oubli dans lequel elles demeurent largement de nos jours. En effet, la renaissance actuelle de l’opéra vivaldien, par exemple, s’effectue alors même que certaines partitions sont extrêmement lacunaires : ainsi, dans le Montezuma dirigé par le chef d’orchestre américain Alan Curtis, une aria perdue a pu être reconstituée à partir de la seule partie de premier violon !
Michael Schneider, dans la notice qui accompagne son enregistrement de l’intermezzo tragico de Hasse Piramo e Tisbe, notait à juste titre que l’oubli dans lequel est tombé Johann Adolf Hasse touche en fait la plupart des compositeurs de sa génération, tels Jommelli ou Galuppi. On a une sorte de pitié, de commisération pour ces musiciens qui ne sont « plus baroques » mais qui ne sont « pas encore classiques », qui se situeraient en quelque sorte dans le creux qui sépare deux éminences. A ce jugement pour le moins hâtif n’échappent peut-être, à grand peine, que Gluck et Carl Philipp Emanuel Bach, qui passent, à tort ou à raison, pour des révolutionnaires[1]. Leurs contemporains appartiennent quant à eux à une période de transition, ce qui semble infamant. De fait, si l’on considère la durée de la carrière de compositeurs comme Hasse (de 1720 environ à sa mort en 1783) ou Galuppi (de 1725 environ à sa mort en 1786) et la cohérence du style qu’ils y manifestent, on ne voit pas vraiment ce qui distingue ces périodes de transition des périodes proprement dites : on sait seulement qu’elles ont produit une musique qui ne mérite pas d’être appréciée en tant que telle, une musique pour antiquaires et pour collectionneurs.
Si l’on y regarde bien, peu d’époques ont été autant dédaignées que celle qui s’étend de 1740 à 1770 et qu’on appelle tantôt le style galant, tantôt l’Empfindsamkeit. Hasse, représentant par excellence de cette génération de compositeurs, n’a pas échappé au jugement qu’a porté contre elle au XIXe siècle la nouvelle science musicologique.
En effet, Hasse apparaît comme la victime par excellence du tour pris par la musicologie et l’histoire de la musique dès leur apparition au XIXe siècle dans les pays germaniques, dans un contexte marqué par l’essor du nationalisme allemand. La première biographie de Jean-Sébastien Bach, signée par Forkel en 1802, est à cet égard très significative : « Cette entreprise des éditeurs [de biographie de Bach] est du plus haut intérêt pour l’art lui-même, et contribuera plus que tout autre publication du même genre à rehausser la gloire de l’Allemagne[2]. » « C’est élever en même temps à l’artiste un monument durable, et toute personne, et toute personne à laquelle est cher l’honneur du nom allemand doit être prête à aider et à seconder de tout son pouvoir un projet aussi patriotique. » « Je n’ai d’autre but que d’appeler l’attention du public sur une entreprise destinée à élever à l’art allemand un puissant monument. » On est frappé de lire, sous la plume de Forkel, une telle identification entre la promotion de l’œuvre de Bach et l’exaltation de la nation allemande : il s’agit, pour le biographe, de faire de Jean-Sébastien Bach le modèle de la musique et du musicien allemand. Cette identification, si elle ne s’effectue pas immédiatement (il faut attendre 1885 pour que la Cour prussienne remplace l’exécution de l’oratorio Der Tod Jesu de Carl Heinrich Graun, compositeur de la Cour de Frédéric II, par la Passion selon saint Matthieu de Bach), n’a pas peu contribué à faire basculer dans l’oubli des pans entiers de la production musicale du XVIIIe siècle.
Ce qu’impose le XIXe siècle, parallèlement à la construction d’un Etat national allemand autour de la Prusse protestante, c’est en effet le rejet des compositeurs dont la vie ou l’œuvre paraissent peu conformes à ce nouveau modèle. Quoique né en Thuringe et actif en Saxe, Jean-Sébastien Bach est récupéré par le nationalisme porté par la Prusse comme compositeur typiquement allemand, provincial, protestant, attaché à la terre allemande (Bach, contrairement à Haendel, à Hasse, à Graun ou à son propre fils Johann Christian, n’a jamais effectué de voyage en Italie, ni même quitté le sol allemand). Hasse, luthérien converti au catholicisme, marié à une cantatrice vénitienne, compositeur d’une musique résolument italienne, attaché à la Cour catholique de Dresde, puis à l’Autriche de Marie-Thérèse avant de terminer ses jours à Venise, apparaît ainsi tant par sa vie (on a vu avec Forkel que la vie d’un musicien, au XIXe siècle, n’est pas étrangère au jugement que l’on porte sur lui) que par son œuvre comme une sorte de repoussoir.
Il me semble qu’on aurait tort de négliger le caractère durable des préjugés qu’une telle approche a pu imposer à la critique comme au public. C’est au XIXe siècle que se fixent les institutions musicales telles que nous les connaissons et que disparaissent celles qui avaient porté la musique de l’Ancien Régime, et par voie de conséquence que s’effectue le choix et le tri d’un répertoire longtemps resté incontesté, au XIXe siècle que se développent les théories romantiques de l’artiste qui demeurent jusqu’à aujourd’hui si puissantes. Il suffit de lire les jugements portés il y a cinquante ans à peine sur la musique de compositeurs comme Haendel, Lully ou Vivaldi, aujourd’hui souvent célébrés, pour mesurer d’une part à quel point les choix effectués par le romantisme et le postromantisme ont pu persister, et d’autre part la rapidité avec laquelle ils peuvent être bouleversés. De Carl Philipp Emanuel Bach, Hiller, Haydn ou Mozart à Romain Rolland, il n’a jamais manqué d’avis autorisés de musiciens ou d’écrivains pour aimer la musique de Hasse : il manque en revanche, notamment chez les critiques, une appréciation de cette musique qui se déferait de la « pitié » que déplorait Michael Schneider, ou de la manie de certains à ne regarder Hasse que comme un rival de leurs compositeurs favoris[3].
Le cas de Hasse a en outre ceci de particulier qu’il est intimement lié à celui d’un genre : l’opera seria métastasien. Tandis que l’opéra antérieur aux années 1730 (avec des compositeurs comme Haendel ou Vivaldi) ou postérieur à Gluck a fait l’objet d’une belle redécouverte, même si celle-ci manifeste d’importantes lacunes, la production lyrique des années 1730 à 1770, c’est-à-dire celle que domine sans partage le modèle métastasien, souffre encore d’une série de jugements négatifs[4] souvent injustes car parfois manifestement faux[5]. Le discrédit de Hasse n’est pas seulement celui d’un compositeur, mais aussi celui d’un genre décrié et souvent uniquement connu par les critiques évidemment partiales formulées par les manifestes de Gluck et de Calzabigi. Il suffirait cependant de peu de choses pour que la situation évolue. Il en sera question dans un prochain article.
Jean Lodez
[1] Le cas de Gluck est à cet égard significatif. Le caractère « réformateur » de ses opéras, s’il est indéniable, paraît plus ou moins marqué selon le point de référence choisi. Ainsi convient-il de relativiser la « révolution » qu’aurait constitué l’Orfeo ed Euridice, qui est une « fête théâtrale » et n’est à ce titre pas soumis aux conventions habituelles de l’opera seria ; on peut noter que deux ans avant l’Orfeo, J.A. Hasse, dans la festa teatrale Alcide al Bivio, n’hésitait pas à multiplier les chœurs, les ensembles et les intermèdes instrumentaux, tandis que ses grands opéras demeuraient soumis à des conventions beaucoup plus traditionnelles.
[2] La biographie de Bach par Forkel a été intégralement traduite et publiée en français par Gilles Cantagrel dans Bach en son temps, Fayard, 1997. C’est cette traduction que je cite ici.
[3] Je pense notamment aux thuriféraires de Zelenka, qui ne pardonnent pas à Hasse de lui avoir été préféré comme maître de chapelle à Dresde.
[4] Ainsi le livre qu’Isabelle Moindrot a consacré à l’opera seria comme « règne des castrats » semble indiquer, à tort ou à raison, que son auteur n’aime pas le genre dont il traite.
[5] On reproche ainsi souvent à l’opera seria de ces années-là d’être une simple succession de récitatifs et d’aria da capo : ce que sont tout autant, sinon même plus (puisque les compositeurs napolitains actifs à partir de 1730 recourent toujours davantage à la formule dal segno) les opéras de Haendel, par exemple.
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