Cet article est la suite du compte rendu de l'ouvrage d'Yvon Tranvouez dont on peut trouver ici les deux premières parties :
Partie 1
Partie 1
La troisième partie de l’ouvrage d’Yvon Tranvouez s’attache à remettre en perspective l’affaire de La Quinzaine, s’efforçant de la resituer tant par rapport aux expériences missionnaires qui voient le jour après 1945 que par rapport à la réflexion de quelques observateurs.
Les chrétiens du XIIIe : progressisme et mission
L'église St-Hippolyte à Paris
C’est aux chrétiens du XIIIe arrondissement de Paris que l’auteur consacre le premier chapitre de cette mise en perspective. Il s’agit en fait d’un « groupe très mince – quelques dizaines de personnes – de militants très divers, participant à la mission ouvrière ou ayant un engagement politique progressiste sur le secteur » (p. 268). Yvon Tranvouez met ainsi en évidence l’existence de trois foyers missionnaires dans ce secteur. Le premier est la paroisse St-Hippolyte, tenue dès 1945 par la Mission de France, qui y instaure des équipes paroissiales de quartier autour de prêtres responsables de secteurs (p. 269). Le deuxième foyer est la mission ouvrière dominicaine du 48, avenue d’Italie ; le troisième est le « dispositif jésuite » du quartier de la Gare, animé par les prêtres-ouvriers Perrin et Puységur à partir de 1947. Entre ces diverses initiatives missionnaires, l’auteur note un « rapprochement de fait » (p. 274). Il montre ainsi la « convergence à la base, au ras des pavés du XIIIe, d’équipes à vocation missionnaire et de groupes politiquement proches du Parti communiste » (p. 275) à la faveur d’une « cristallisation » pratique qui s’opère en 1950 à l’occasion des grèves de février et de mars et de la campagne pour la paix, non sans entraîner le rejet du milieu catholique traditionnel et diviser ainsi les paroisses (p. 278) ; la cristallisation théorique des Chrétiens du XIIIe s’effectue à partir de ces expériences autour du BIR du P. Desroches, qui « ne les invente pas », mais leur « donne incontestablement une autre dimension ». En effet, il leur donne ainsi « une exemplarité, mais il les rend vulnérables » (p. 281).
Cette vulnérabilité est rendue manifeste par les « explosions en chaîne » qui frappent les Chrétiens du XIIIe. L’évolution de la paroisse St-Hippolyte conduit à la démission du curé et au départ de deux de ses vicaires (p. 282). Si la mission jésuite se maintient jusqu’en 1954 en dépit du changement des hommes, les dominicains sont les plus durement touchés : suspect en raison du BIR et de ses liens avec Jeunesse de l’Eglise, le P. Desroches quitte l’Ordre en 1951, suivi par le P. Bouche, qui doit démissionner de ses fonctions d’aumônier national de la JOC ; les dominicains sont expulsés par le propriétaire du 48, avenue d’Italie ; enfin, en 1954, après l’affaire des prêtres-ouvriers, sur l’ordre du maître général des Dominicains, le P. Chenu est exilé de Paris et les pères Berger et Robert doivent quitter le travail (p. 283). L’auteur explique cette « tornade » par l’ « articulation des théories du père Desroches et de l’action transversale du père Robert à la base », qui engendre le « double risque, aux effets incontrôlables, d’une double déstabilisation, de la doctrine et de l’organisation catholiques » (p. 286).
Le P. Maydieu, observateur de la crise
Le choix par l’auteur du P. Maydieu peut paraître paradoxal en tant que ce dominicain, directeur de La Vie intellectuelle, ne témoigne pas de la « combinaison spécifiquement française d’une option politique et d’une option missionnaire », a peu de liens directs avec les prêtres-ouvriers et n’appartient à aucun des groupes désignés comme progressistes (p. 290). Cependant, quoique « étranger aux organisations du progressisme chrétien » et résolument hostile au marxisme, le P. Maydieu, par son « extraordinaire réseau d’amitiés », constitué pendant la guerre, est proche tant d’André Mandouze que de François Le Guay de Jeunesse de l’Eglise ou de l’abbé Depierre (pp. 291-292), et sa critique politique de la Révolution communiste « ne se double pas a priori d’une objection religieuse à l’encontre des chrétiens qui militent avec les communistes » (p. 294).
Ainsi s’en prend-il vivement au P. Fessard en 1949, lui reprochant d’user à l’encontre des chrétiens progressistes un ton péremptoire qui ne respecte pas leur générosité (p. 295), et dénonce-t-il les « équivoques de la croisade pour la civilisation chrétienne » et contre le communisme (p. 298), déplorant surtout chez les progressistes leur propension à un « cléricalisme latent (p. 296). Favorable tout d’abord à l’expérience des prêtres-ouvriers, il adopte peu à peu face à leur politisation croissante une posture plus critique, tout en ouvrant sa revue au P. Chenu, qui défend encore en février 1954 la valeur sacerdotale de l’expérience des prêtres-ouvriers (p. 302), ce qui la situe « de facto aux côtés des victimes de la crise de 1954 » (p. 303). L’étude de la correspondance du P. Maydieu pendant cette crise permet de mesurer la violence de ses critiques à l’encontre du Pape et de la Hiérarchie[1] mais permet également de mettre en évidence la profondeur de son désaccord avec les écrits des pères Desroches et Montuclard, « pour lesquels on a été trop indulgent » (p. 305). La crise progressisme permet donc de mieux caractériser la pensée du P. Maydieu : « Entre 1944 et 1950, avec les chrétiens progressistes, il relativise la doctrine sociale de l’Eglise et rejette la logique de nouvelle chrétienté ; contre eux, il maintient les droits de l’individu et les libertés formelles qui ne lui semblent pas que bourgeoises. » Yvon Tranvouez est ainsi amené à voir en lui un « libéral impénitent », mais « catholique d’abord », héritier de Lacordaire, comme lui « partisan de ne pas résister aux décisions romaines » (p. 311).
Le progressisme et Lamennais
Félicité de Lamennais, par Jean-Baptiste Paulin Guérin
L’ouvrage se clôt par une réflexion sur le rapport des progressistes chrétiens à Lamennais, dont la célébration du centenaire en 1954 a été « surdéterminée par le problème des prêtres-ouvriers » (p. 313). Il s’agit tout d’abord pour l’auteur d’examiner la mémoire dont on les charge. Yvon Tranvouez donne ainsi l’exemple du catholique maurrassien Michel Mourre, qui, dans Lamennais ou l’Hérésie des temps modernes (1955), reproche à Lamennais d’être « à l’origine du mouvement catholique, hors, et bientôt contre le parti monarchiste », par lequel le catholicisme s’est « doublement sectarisé, en se coupant de la société et en se fracturant de l’intérieur » (p. 316), suspendant la vie religieuse à l’événement politique au nom du mythe de la pureté du prolétariat : ainsi, c’est la même erreur qui court de Lamennais à La Quinzaine, dont la condamnation conclut la chronologie dressée par Mourre (p. 318). Joseph Folliet, journaliste et polémiste dans lequel l’auteur voit l’une des « figures les plus représentatives du catholicisme social » (p. 319), regarde quant à lui le mennaisisme comme une « tentation permanente à la marge du mouvement catholique » (p. 321) et voit dans les progressistes les « véritables héritiers » de Lamennais, « comme lui enfants perdus du mouvement catholique » (p. 322).
Yvon Tranvouez s’attache également à montrer l’existence d’une « mémoire périprogressiste » dont Henri Desroches, qui, sorti de l’Ordre dominicain, n’appartient plus au progressisme chrétien, offre un premier exemple en février 1954 dans un numéro spécial de la revue Europe. Henri Desroches, cependant, « refroidit le débat en le plaçant dans l’histoire » et « montre les équivoques d’un communisme chrétien », s’opposant à la récupération politique de Lamennais (p. 324). L’abbé Boulier, prêtre et compagnon de route du Parti communiste, marginalisé tant par l’Eglise que par le Parti, dans sa contribution au même numéro d’Europe, « tient aussi à s’élever contre certaines récupérations contemporaines » (p. 325) et montre la fragilité du système philosophique mennaisien. Quant à Albert Béguin, dans un article d’Esprit d’avril 1954, il veille surtout à « désamorcer » Lamennais en montrant lui aussi la vanité de ses récupérations, l’ « ensevelissant dans son XIXe siècle » (p. 329).
Enfin, l’auteur examine la présence de Lamennais dans la mémoire proprement progressiste, qui, après le départ des pères Desroches en 1951 et Montuclard en 1953, ne peut véritablement s’exprimer que dans La Quinzaine, où le centenaire fait l’objet d’un dossier significatif (p. 331). Le journal valorise cependant non Lamennais, mais Lacordaire, dont le choix de l’obéissance en 1833 est celui des dominicains condamnés en 1954. « La leçon de la crise mennaisienne, note Yvon Tranvouez, vaut pour la crise de 1954 » (p. 333). Elle pose cependant « deux grands problèmes auxquels les progressistes chrétiens sont affrontés », celui, immédiat, de l’obéissance ou du refus, et celui, chronique, des rapports entre religion et politique (p. 334). Si le second problème demeure, l’auteur voit dans le sabordage de La Quinzaine au nom de la fidélité à l’Eglise le « choix de Lacordaire contre Lamennais » (p. 335).
Louis-Marie Lamotte
(A suivre)
[1] « Les cardinaux ont-ils perdu la tête ? C’est la même lâcheté qu’au temps de Pétain, avec l’esprit de décision borné propre à Liénart. » Ou encore : « On en vient à espérer la mort de ce pauvre Pape. » (cité p. 304)
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