Compte rendu : Yvon TRANVOUEZ, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien (1950-1955), Cerf, 2000, 363 pages
« Pouvait-on s’opposer au communisme sans se couper de la classe ouvrière ? » C’est par une réponse négative à cette « question décisive » qu’Yvon Tranvouez, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale, caractérise la « zone dangereuse du progressisme chrétien » (p. 16), dont la définition se révèle par ailleurs malaisée tant elle recouvre des mouvements, des individus, des projets et des situations divers qui rendent difficile d’en faire l’histoire.
C’est à ce titre que l’auteur, dans Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien (1950-1955) choisit de centrer son étude sur le bimensuel parisien La Quinzaine, « véritable carrefour du progressisme chrétien », pendant les quatre ans de son existence « signe de reconnaissance » des chrétiens situés « sur la gauche de Témoignage chrétien et à la pointe du mouvement missionnaire » (p. 17). L’auteur ne borne cependant pas le champ de son investigation à La Quinzaine, mais s’emploie à la mettre en perspective, l’inscrivant dans une « logique récurrente de protestation religieuse » qu’il fait remonter à l’abbé Grégoire et à Lamennais (p. 18) et la considérant avant tout comme un « bon révélateur » (p. 17) des enjeux de la crise du progressisme chrétien. Catholiques et communistes, qui reprend, sous une forme remaniée et augmentée des articles publiés par dans des revues spécialisées ou des ouvrages collectifs, élargit donc le champ de son investigation au problème de la mission, à l’action des chrétiens militants et aux débats qui entouré cette « crise du progressisme chrétien ».
Trois lectures du progressisme chrétien
Le premier chapitre de l’ouvrage apparaît comme une longue introduction posant la « question du progressisme chrétien », dont l’historiographie a été marquée très tôt par trois « lectures » qui « en disent à la fois beaucoup et peu sur le progressisme chrétien » (p. 31). Dès 1957, Adrien Dansette, dans Destin du catholicisme français, dresse ainsi un « portrait robot des progressistes chrétiens » qui en « fixe immédiatement une image négative » (p. 26), composée à partir des critiques que leur ont adressées leurs adversaires : les progressistes chrétiens, jeunes intellectuels parvenus à leur maturité dans un contexte qui les a poussés à entretenir avec les communistes des contacts prolongés, fondent leur pensée et leur action sur une analyse simpliste de la société bourgeoise comme du communisme, qui les pousse à une séparation radicale du spirituel et du temporel et à un esprit partisan en faveur de l’URSS.
Le P. Fessard, théologien jésuite, dénonce quant à lui dans Progressisme chrétien et apostolat ouvrier, publié en 1960, l’équivoque sur laquelle se fonde le progressisme à la faveur de formules ambiguës, qu’il attribue non seulement au climat de la Résistance et de la Libération, mais également aux ambiguïtés de la pensée politique de philosophes catholiques comme Jacques Maritain ou du P. Chenu et aux défaillances de la Hiérarchie, qui n’a pas su donner des directives claires (p. 29).
Ce « triple procès » fait aux progressistes, aux intellectuels catholiques et à la Hiérarchie a suscité enfin l’intervention de Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, désireux de défendre les choix de l’épiscopat, qui convient de la profondeur de la crise et du « mal profond » (p. 30) causé par le progressisme, mais refuse de reconnaître la responsabilité de la Hiérarchie.
La Quinzaine, observatoire du progressisme chrétien
Pour Yvon Tranvouez, qui rappelle que, à proprement parler, « personne ne s’est dit progressiste chrétien », ces trois lectures, issues des rangs des adversaires du progressisme chrétien, ne donnent qu’une « vision d’ensemble » (p. 31) et tendent à se fonder avant tout sur les textes les plus tardifs de Jeunesse de l’Eglise en cherchant à l’excès à donner un contenu théorique aux divers courants progressistes : « En composant une synthèse doctrinale du progressisme chrétien, on a écrasé la réalité du phénomène, on a simplifié abusivement un paysage tourmenté et on a négligé la perplexité réelle de nombreux acteurs » (p. 34). Il s’agit donc pour l’auteur de prendre en compte les protestations de bonne foi de ces acteurs et la profondeur de leurs désaccords.
S’il convient de replacer les chrétiens progressistes français dans un contexte plus large, qui prévaut dans tous les pays où le catholicisme a dû faire face à un communisme puissant, tels la Tchécoslovaquie ou la Pologne, Yvon Tranvouez met en évidence la singularité déjà relevée par le P. Fessard du cas français, marqué à la fois par l’affaire des prêtres-ouvriers et l’existence de véritables théoriciens qui se veulent à la pointe du mouvement missionnaire. La Quinzaine, seule à faire l’objet d’une condamnation publique du Saint-Siège, apparaît ainsi à l’auteur comme une « coupe géologique » à travers le « terrain tourmenté » du progressisme chrétien (p. 45). « Plus modérée que d’autres, elle a objectivement plus d’audience » Reflétant dès sa création en 1950 la « diversité des courants qui participent du progressisme chrétien », elle constitue ainsi pour l’historien de la mission comme du progressisme politique un « remarquable observatoire » (p. 47).
Origines et fondation de La Quinzaine
Yvon Tranvouez s’attache tout d’abord à effectuer la généalogie de La Quinzaine, qu’il fait remonter à La Vie intellectuelle, fondée en 1928 par le P. Bernadot afin de lutter contre l’influence de l’Action française et doublée par l’hebdomadaire Sept à partir de 1934 et jusqu’à l’arrêt imposé en 1937 à la publication par le maître général des Dominicains, qui refuse d’associer son Ordre aux prises de position politiques du journal. A Sept succède alors Temps présent, dirigé par Stanislas Fumet et administré par Ella Sauvageot, convertie et tertiaire dominicaine. Si la ligne politique du journal, qui accueille des contributions d’une quarantaine de collaborateurs, parmi lesquels Jacques Maritain ou François Mauriac, n’a « rien de révolutionnaire », s’inspirant de la tradition du catholicisme intransigeant, « hostile au libéralisme comme au socialisme » (p. 58), l’auteur le désigne, à la suite d’Etienne Fouilloux, comme l’expression d’une « gauche catholique » dont la « logique intégraliste peut rejoindre partiellement celle de la gauche politique parce que le critère déterminant d’appartenance à celle-ci n’est plus la laïcité, comme dans les années vingt, mais l’antifascisme » (p. 61). Temps présent cesse de paraître en 1940 ; relancé en 1944, il évolue dans le sens de la déconfessionnalisation tout en ambitionnant d’unir dans une perspective gaulliste les diverses familles d’esprit issues de la Résistance. Cependant, concurrencé par Témoignage chrétien et affaibli par les divisions au sein de sa rédaction entre catholiques sociaux, démocrates chrétiens et chrétiens progressistes, le journal disparaît en mai 1947 (p. 68).
Désormais privés de tribune, les chrétiens favorables à un engagement aux côtés des communistes, soutenus par Ella Sauvageot, qui leur procure les financements nécessaires, fondent l’Union des chrétiens progressistes (UCP), qui est cependant aussitôt attaquée par le P. Fessard et le cardinal Suhard (p. 79). L’auteur s’emploie à montrer l’existence, en 1950, dans un contexte marqué par des difficultés sociales, la montée des questions coloniales et le problème de la paix (p. 83), d’une convergence entre des groupes progressistes et le mouvement missionnaire, favorisée par les dominicains Boisselot, Chenu, Desroches et Robert. C’est grâce à la « triple volonté » des pères Chenu et Robert et de Madame Sauvageot (p. 98) que paraît pour la première fois le 15 novembre 1950 le bimensuel Quinzaine, « affaire dominicaine » mais aussi « carrefour militant » (p. 103) où se retrouvent des militants de l’UCP et des chrétiens refusant l’anticommunisme comme l’alignement sur le Parti, « l’aile droite des chrétiens progressistes et l’aile gauche des catholiques sociaux » (p. 104).
Louis-Marie Lamotte
(A suivre)
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