S’il a déjà longuement été question de Johann Adolf Hasse
sur ce blogue, il convenait certainement d’appuyer ces diverses considérations
sur le principal ouvrage publié sur la vie et l’œuvre du Saxon. Auteur d’une
thèse sur les mises en musique de l’Achille in Sciro de Métastase par Caldara, Leo et Hasse, professeur d’histoire de la musique à l’université catholique de Milan et
à l’Université du Piémont Oriental, collaborateur
de la revue Amadeus, Raffaele Mellace
a en effet consacré à ce compositeur un bel ouvrage qui mérite d’être signalé à
tous ceux qui s’intéressent à cette figure essentielle du XVIIIe siècle
musical. L’auteur ne cache pas son but : il s’agit de remédier à l’oubli
dans lequel est tombée la musique de Hasse au cours des XIXe et XXe siècles,
victime du triomphe de la bourgeoisie dans l’Europe postrévolutionnaire et de
la disparition des institutions courtisanes ou ecclésiastiques où avait vu le
jour l’œuvre du compositeur, ainsi que de la musicologie nationaliste et de
l’idéal romantique de la musique absolue (p. 19). Hasse, représentant par
excellence, tant par sa vie que par sa musique, de la sociabilité du milieu du
XVIIIe siècle (p. 21) et d’une époque qu’une musicologie aux vues souvent
téléologique tend à considérer comme une simple transition entre le baroque
tardif de Bach et de Haendel et le classicisme de Haydn et de Mozart (p. 18), a
été ainsi frappé par une véritable « damnatio
memoriae » (p. 21). Mellace vise donc non tant à faire œuvre de
chercheur ou d’érudit qu’à constituer une synthèse des divers travaux publiés
sur Hasse et sa musique en vue de les faire connaître et d’attirer sur eux
l’attention des mélomanes.
Les principales étapes de la vie de Johann Adolf Hasse
L’ouvrage ne prétend donc pas à l’exhaustivité et ne se
perd pas, dans sa partie biographique (pp. 25-164), dans les plus menus détails
de la vie du Saxon, même si Mellace donne à connaître quelques anecdotes
savoureuses qui laissent transparaître le caractère attachant du compositeur,
telles la demande aimable de Hasse à son ami Ortes de lui fournir « deux
ou trois livres de bon chocolat romain » à légère odeur de vanille, doux à
la manière napolitaine (p. 149). Le récit de la vie de Hasse, exposée dans ses
principales étapes, qui correspondent aux différents lieux où le compositeur a
déployé son activité musicale, vise en effet avant tout à restituer le milieu
et les institutions qui ont permis aux œuvres du Saxon de voir le jour, tels le
« laboratoire napolitain » (pp. 35-39), Venise, Dresde ou la cour de
Vienne, ainsi que les conditions de la création artistique : Raffaele
Mellace rapporte par exemple le conflit qui oppose lors des répétitions de Siroe en 1733 Hasse à la cantatrice Anna
Maria Peruzzi, qui montre la parfaite connaissance que le compositeur avait du
comportement de ses interprètes (p. 111), ou les graves difficultés rencontrées
par les répétitions de l’Artaserse de
1760, confrontées au décès du castrat Belli et à la maladie de la prima donna Clementina Spagnoli (p.
120). Sur le plan purement factuel, on peut s’étonner cependant d’une légère
contradiction quant à la distribution du Ruggiero
de 1771, l’auteur attribuant successivement le rôle de Bradamante à Anna de
Amicis (p. 287) et à la Girelli Aguilar (p. 290).
L’œuvre de Hasse
C’est surtout par son introduction synthétique et
efficace à l’œuvre hassienne que vaut l’ouvrage de Raffaele Mellace. L’auteur
procède à une présentation par genre des œuvres de Johann Adolf Hasse, de
l’opéra à la musique instrumentale, en passant par la cantate et la musique
d’Eglise. Tout en donnant un aperçu général de l’œuvre du Saxon, Mellace évite
toujours le simple catalogue (relégué en annexe à la fin de l’ouvrage) en
proposant un rapide commentaire de quelques pièces significatives. C’est sans
surprise l’opéra qui fait l’objet de la présentation la plus longue, et c’est
visiblement dans ce répertoire que Raffaele Mellace apparaît le plus à son
aise. Maîtrisant parfaitement les textes métastasiens, il se montre en mesure
d’offrir une analyse pertinente et fine des drames mis en musique par Hasse et
de mettre ainsi en valeur l’illustration musicale propre que le compositeur
savait donner à ses livrets. Mellace caractérise par exemple remarquablement la
lecture hassienne du livret de l’opéra Zenobia
(pp. 251-253), dont la mise en œuvre musicale se distingue par le choix d’un
paysage sonore idyllique et pacifié aux tons pastels, où le calme constant de
Zénobie vient s’opposer au tempérament invariablement colérique de Radamiste et
au ton pathétique moyen de Tiridate, qui se tient à égale distance de l’un et l’autre
personnages.
Le style de Hasse
L’auteur s’emploie naturellement à caractériser le style
de Hasse, dont il montre l’homogénéité et la remarquable stabilité (p. 195) à l’occasion
d’un chapitre sur « cinquante ans de théâtre musical » (pp. 167-195).
Tout au long de sa carrière, le compositeur, comme nombre de musiciens de sa
génération, demeure fidèle à l’articulation récitatif-aria (p. 179), à une
esthétique classique qui vise à la représentation d’états d’âme universels et
non à l’expression romantique de sentiments individuels (p. 180), au recours à
la forme ternaire de l’aria da capo
et à sa variante dal segno (p. 181),
au primat de la voix (p. 193). Plus particulièrement, la musique de Hasse se
distingue par des formules rythmiques frappantes et pleines de vitalité,
caractérisées par le recours fréquent à la syncope et au rythme lombard (p.
188). « La stabilité de la pulsation régulière se trouve compensée par un
inévitable élément d’irrégularité contenue » (p. 189). Du point de vue
mélodique, Hasse affectionne l’usage de la note répétée, du saut d’octave (pp.
189-190). « Les mélodies hassiennes procèdent et croissent par incises
souvent réitérées, parfois contredites de manière inopinée » (p. 191). On
peut ici regretter cependant que l’auteur n’entreprenne pas une comparaison
plus poussée du style du Saxon avec celui de proches contemporains eux aussi
actifs dans le genre de l’opéra métastasien, tels Galuppi, Jommelli ou Gluck,
qui ne sont souvent évoqués qu’allusivement (par exemple p. 278 à propos de l’orchestration
d’une aria de La Clemenza di Tito de
1758), ce qui aurait pourtant permis de mieux dégager la spécificité du
compositeur.
Révisions et développements
L’homogénéité du style de Johann Adolf Hasse pendant sa
longue carrière ne signifie cependant pas qu’il soit demeuré à l’écart de toute
évolution. Mellace se montre ainsi attentif à un aspect essentiel de l’activité
créatrice de Hasse, à savoir la révision constante et inlassable des œuvres déjà
composées, soit qu’il s’agisse de les adapter à une nouvelle distribution
vocale (p. 255), soit qu’il s’agisse de les perfectionner, voire de les
réécrire dans leur intégralité, tels l’Artaserse,
mis en musique une première fois en 1730, fortement revu avec dix nouveaux airs
en 1740 et presque entièrement réécrit en 1760 (p. 256). Ces processus de
révision ne concernent pas seulement l’œuvre lyrique du Saxon, mais aussi ses
oratorios (Sant’Elena al Calvario,
oratorio de 1746, et Il cantico de’ tre
fanciulli, oratorio de 1734, font l’objet de révisions significatives au
début des années 1770, pp. 404-405) et sa musique sacrée : ainsi la messe
en fa majeur, composée vers 1750, est revue à trois reprises entre 1755 et le
milieu des années 1770 et est largement réécrite (pp. 378-379). Ces révisions
mettent en évidence la tendance du Hasse de la maturité à multiplier les
récitatifs accompagnés et à enrichir l’orchestration, sans doute grâce au
contact prolongé avec l’excellent orchestre de Dresde, qui pousse le
compositeur a accorder une attention plus soutenue aux ressources
instrumentales (p. 238) ; ainsi quinze arias sur vingt-et-un, dans l’Artaserse napolitain de 1760,
requièrent-elles les vents (p. 278).
Défense et illustration du génie de Hasse
Mellace parvient notamment, au cours de ces pages où
perce constamment son amour communicatif de la musique du Saxon, à montrer l’injustice
du reproche selon lequel Hasse, compositeur superficiel, serait demeuré
étranger aux exigences dramatiques du théâtre musical et se serait borné à la
répétition de formules mélodiques faciles. L’aria hassienne, soutient l’auteur,
est « éminemment théâtrale, précisément parce qu’elle implique le
spectateur dans la situation scénique, met en évidence les revers affectifs
problématiques et restitue le texte chanté proprement comme « poésie
dramatique », née pour le théâtre et non pour la lecture » (p. 191).
Raffaele Mellace met également en valeur la cohérence des œuvres de Hasse,
notamment à la puissance des récitatifs accompagnés (par exemple la scène de
Bérénice dans l’Antigono de 1744, p.
272) à la caractérisation tonale donnée par le compositeur à certains de ses
opéras : un rôle significatif est donné au fa majeur dans l’Achille in Sciro (1759), au si bémol
majeur dans La Clemenza di Tito
(1758) (pp. 278-279), tandis que, de manière plus générale, le compositeur associe
chaque tonalité à des sentiments spécifiques (pp. 194-195).
Johann Adolf Hasse
de Raffaele Mellace apparaît donc comme une belle défense et illustration du
génie du Saxon, dont on ne peut que regretter qu’elle n’ait fait l’objet d’aucune
traduction française. On se prend à rêver, au fil des pages, du retour à la
scène, au concert ou au disque d’œuvres comme l’Antigono, La sorella amante,
unique commedia musicale conservée du
compositeur (bien décrite pp. 219-221), l’Achille
in Sciro, les litanies laurétanes écrites en 1762 pour la cour de Vienne ou
les missae ultimae de 1779 et 1780,
en attendant qu’un chef inspiré et des interprètes de haut vol les tirent de l’oubli
ou elles sont trop longtemps demeurées.
Jean Lodez
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