jeudi 22 novembre 2012

« Défendre l’héritage conciliaire »


On peut trouver, sur le site de l’hebdomadaire chrétien et humaniste La Vie, de « libres propos[1] » d’Aimé Savard, « journaliste chrétien », où celui-ci s’emploie à présenter à ses lecteurs Guy Aurenche, président du CCFD, l’un de ses interlocuteurs dans un ouvrage qu’il a récemment fait paraître, Le pari de la fraternité. Voici ce qu’écrit à propos de M. Aurenche notre journaliste chrétien :
Il a vécu Vatican II, « comme un événement de renouvellement et non pas comme la bagarre d'un clan contre un autre clan, encore moins comme une victoire sur des passéistes ou des intégristes. Ce concile représentait une grande allégresse d'ouverture, un immense courant d'air frais, une aération spirituelle». S'il défend l'héritage conciliaire à l'encontre de ceux qui, aujourd'hui, le contestent ou le relativisent, Guy le fait de manière positive : «Loin d'être aigris, je crois que nous devons continuer à porter l'esprit du concile et approfondir la question du sens des grandes mutations que nous vivons, et des lumières que la tradition de l'Eglise et les grands textes fondateurs peuvent nous inspirer pour les comprendre.»
C’est donc comme un exemplaire défenseur du dernier concile qu’est présenté le président du CCFD, plus précisément, comme un défenseur « positif » de l’ « héritage conciliaire ». Il s’agit bel et bien de « continuer à porter l’esprit du concile ». Ces mots ayant au premier abord un sens assez vague, il convient certainement, afin de mieux comprendre la signification que l’on doit leur prêter, de se reporter à une récente contribution positive de M. Aurenche à la défense de l’héritage conciliaire, plus exactement à une tribune que le Groupe Paroles a fait paraître dans La Croix en mars 2011, Guy Aurenche figurant parmi les signataires, sous le titre évocateur « Le christianisme doit retrouver le chemin de l’incarnation »[2].



 
Des constats faussement évidents
Il faut préciser aussitôt que l’article, ce qui est du reste assez surprenant au vu du genre littéraire auquel il appartient, ne mentionne jamais le dernier Concile ; son contenu, cependant, est suffisamment significatif pour qu’il illustre ce qu’un « journaliste chrétien » entend par défense positive de l’héritage conciliaire. La tribune s’ouvre sur le constat difficilement contestable et désormais largement répandu de la baisse dramatique de la pratique religieuse et du triomphe presque général de l’indifférence. Le problème est qu’elle ne s’arrête pas là, mais qu’au moyen d’une transition tout à fait rhétorique, impose comme un second constat ce qui est en fait une affirmation plus que discutable :
Nos contemporains sont devant les mêmes questions existentielles que nous.
Ils vivent les mêmes expériences, connaissent les mêmes drames et les mêmes joies, ils sont habités par des espoirs et des doutes semblables, devant l'état du monde, de la société, des relations sociales et familiales, etc.  
Les auteurs semblent ne pas même s’apercevoir de ce que la première phrase a d’équivoque. En effet, lorsqu’on a dit que « nos contemporains sont devant les mêmes questions existentielles que nous », l’on n’a encore rien dit – rien, notamment, qui rende nécessaire les phrases qui suivent ; et si l’on y regarde bien, l’affirmation est parfaitement équivoque. Car que signifie « être devant les mêmes questions existentielles » ? Que tous nos contemporains soient comme nous des créatures du bon Dieu, comme le rappelle l’article un peu plus bas ; que tous soient doués d’une âme immortelle faite pour la béatitude du Ciel qui devra, à la fin de cet pèlerinage terrestre, comparaître devant le divin Juge pour jouir de sa présence ou le perdre à jamais, voilà qui n’est aucunement douteux pour un catholique qui croit et confesse tout ce qu’enseigne la sainte Eglise. Mais il ne s’ensuit aucunement que ces mêmes contemporains se posent la question de leur origine et de leurs fins dernières. C’est une chose que de devoir inéluctablement être confronté à un problème, c’en est une autre que d’en faire une question. Le malade peut fort bien ignorer entièrement la maladie qui le ronge, voire s’opiniâtrer de toutes ses forces à l’ignorer : si la maladie est mortelle, il ne lui en faudra pas moins mourir ; et pourtant il n’aura pas connu son mal et l’aura moins encore combattu. Or les auteurs affirment précisément que l’indifférence triomphe aujourd’hui dans les cœurs : ce qui rend tout à fait absurde le constat apparemment logique qui suit.
 
Les catholiques ont-ils « les mêmes joies » que leurs contemporains ?
« Ils vivent les mêmes expériences, connaissent les mêmes drames et les mêmes joies, ils sont habités par des espoirs et des doutes semblables, devant l'état du monde, de la société, des relations sociales et familiales, etc. », affirment avec aplomb les rédacteurs de la tribune. Mais est-il seulement possible de croire que des hommes qui ne connaissent pas Notre-Seigneur Jésus-Christ, les richesses de sa vie en nous, de cette grâce dont la Tradition nous dit qu’elle est semence de la gloire, qui ignorent le saint désir d’aimer Dieu et de le contempler dans le Ciel, ont « les mêmes joies » et « des espoirs et des doutes semblables » que les catholiques qui ont reçu cet Esprit d’adoption en qui ils crient vers Dieu comme vers leur Père (Rm VIII, 15) ? C’est ici que, d’une proposition équivoque, les rédacteurs tirent une étrange conclusion qui semble ignorer la sainte Ecriture ; Ecriture qui tout au long de leur article brille surtout par son absence, ce qui devrait à la longue faire réfléchir sur le supposé renouveau biblique du post-concile, le cas n’étant pas isolé. « Vous pleurerez et vous vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira », dit Notre-Seigneur aux Apôtres (Jn XVI, 20), tandis que saint Paul évoque ceux qui marchent en ennemis de la croix du Christ, attachés uniquement aux choses de la terre (Phil III, 18).
 
« Héritage conciliaire »
C’est aussi ici que l’on voit en quoi M. Aurenche et ses amis sont des défenseurs de l’héritage conciliaire : en effet, il est difficile de ne pas entendre dans leur phrase si contestable un écho de la constitution Gaudium et Spes : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. » L’héritage conciliaire tels que peuvent le concevoir le président du CCFD ou le journaliste chrétien de La Vie semble donc se résumer à une ouverture au monde qui ne tarde pas à se traduire en fait par l’enfouissement dans le monde, et oublie l’exhortation que faisait saint Paul de s’affectionner aux choses d’en haut et non à celle de la terre (Col III, 2).
Une option « pour » très indistincte
Pour remédier à la grave crise qu’il traverse, le christianisme, nous disent les auteurs, doit retrouver le chemin de l’incarnation, qu’il aurait « oublié ». Il s’agit de « donner chair à la Parole en ce monde », de «  manifester sa puissance interprétative, sa force d'interrogation, au regard des défis du temps », d’ « empoigner davantage les enjeux contemporains éclairés par l'intelligence de cette Parole. » On conviendra sans peine de ce que de telles propositions demeurent bien vagues ; et en effet l’article ne manque pas d’ajouter que le Groupe Paroles n’a pas de « réponses toutes faites ». De fait, le discours conserve un tel degré de généralité qu’il est difficile, voire impossible, de lui donner un sens précis, à tel point qu’il en est parfois pratiquement inintelligible[3].
 
Une option contre la religion
Cependant, comme le notait déjà Jean Madiran dans Réclamation au Saint-Père (NEL, 1972), lorsque l’option « pour » paraît somme toute assez creuse et vide, il convient d’examiner l’option « contre », qui s’avère souvent nettement plus précise. En effet, le Groupe Paroles se montre fort clair quant à ce qu’il rejette :
Une partie du catholicisme, notamment en France, semble croire qu'il suffit de retrouver le chemin de la « religiosité » en reprenant une ritualité ancienne - plus souvent héritée du XIX siècle que de la tradition la plus lointaine. Ce retour à la « religion » rencontre un certain succès, parce qu'il satisfait le très partagé « besoin de croire ».
Il n’est probablement pas utile de s’attarder sur le poncif asséné avec l’aplomb habituel selon lequel la « ritualité » à laquelle se réfère la « partie du catholicisme » que désapprouvent les rédacteurs est « héritée du XIXe siècle » et n’est donc pas authentiquement traditionnelle. En effet, il est plus intéressant de noter que la condamnation glisse, aussi insensiblement qu’arbitrairement, de la religiosité, qu’un dictionnaire en ligne définit comme une « attirance vague et sentimentale vers la chose religieuse[4] » et qui renvoie à une religion superficielle ou superstitieuse, à la religion elle-même, à son tour affublée de guillemets. Ce retour à la religion, nous dit-on ainsi, est un « retour en arrière ».
Ce que semblent malheureusement ignorer les rédacteurs, c’est que l’Eglise a toujours tenu la religion pour une vertu, la vertu par laquelle nous rendons à Dieu le culte qui lui est dû, par laquelle nous reconnaissons le souverain domaine de Dieu sur toutes choses : il s’agit donc d’une vertu à laquelle on ne peut manquer sans manquer du même coup à la vertu cardinale de justice[5]. En fait de défense positive de l’héritage conciliaire, c’est à une attaque contre la religion qu’on assiste.
 
Flou artistique
Du reste, si le Groupe Paroles semble se distinguer, c’est avant tout par l’imprécision du vocabulaire : religion et religiosité deviennent bientôt besoin de croire, comme si tous ces termes étaient absolument équivalents et interchangeables. L’article ne donnant aucune référence, on ne sait pas par ailleurs quelle est cette « partie du catholicisme » qui promeut une religiosité qui répondrait simplement au « très partagé besoin de croire » : on pourrait songer à la rigueur à certaines communautés nouvelles de style charismatique, si les auteurs n’évoquaient pas la « ritualité » attribuée à tort ou à raison au XIXe siècle, ce qui est une manière habituelle de s’en prendre aux traditionalistes et à ceux qui leur ressemblent. Le problème est que l’accent mis sur la religiosité subjective et le « besoin de croire » n’est pas précisément la caractéristique principale des traditionalistes, qui tendent au contraire à mettre en avant la foi et la doctrine. C’est peut-être en fait ce qu’il y a de plus inquiétant dans le contenu de cet article, plus encore que les passages dont la tonalité comme la signification sont nettement progressistes[6] : confronté à la demande par certains catholiques d’une pastorale qui réaffirmerait la foi, le Groupe Paroles ne parvient qu’à parler d’un « retour en arrière » commandé par un vague « besoin de croire », comme s’il était devenu incapable de concevoir l’attachement à la foi dans l’intégralité de ses dogmes et de ses mystères autrement que comme le résultat d’un besoin pathologique de religiosité sentimentale : ce qui montre à quel point les auteurs ont oublié ce qu’est, dans l’enseignement le plus constant de la sainte Eglise, la foi catholique reçue des apôtres, crue en vertu de l’autorité de Dieu qui se révèle[7] – jusqu’à n’être plus capable que d’en donner une définition tout à fait moderniste[8]. C’est donc ainsi que le Groupe Paroles en vient à attribuer à ses adversaires traditionalistes la doctrine même que ces derniers combattent, ce qui en dit long sur l’état d’analphabétisme religieux du catholicisme français contemporain, pour reprendre l’expression du Saint-Père[9].
 
Un article qui ne cesse de se contredire
Il faut encore noter qu’au-delà de sa confusion doctrinale, l’article se contredit d’une ligne à l’autre. Il affirme que les catholiques ont le devoir d’avoir les mêmes désirs et les mêmes aspirations que les non-croyants, et semble juger illégitime un « besoin de croire » qu’il estime pourtant « très partagé ». Il déplore que les chrétiens se soient détournés de l’incarnation et s’en prend à la religion qui est précisément le moyen par lequel le chrétien incarne sa foi et son espérance et répand au milieu du monde la bonne odeur de Jésus-Christ. Mieux encore : les auteurs attribuent les velléités de « retour en arrière » religieux à « une partie du catholicisme », c’est-à-dire apparemment à une minorité des fidèles catholiques, sans voir que ce ne peut donc pas être ce catholicisme « religieux » encore minoritaire au sein de l’Eglise de France qui suscite la profonde indifférence de nos contemporains ; ils notent que ce catholicisme « religieux » « rencontre un certain succès » et le dénoncent au nom du constat qu’ils font de la faillite pastorale de l’Eglise de France. Pas un instant, les auteurs ne semblent se demander si « ce qui n’intéresse pas l’immense majorité de nos contemporains », ce n’est pas précisément ce que célèbrent les membres du Groupe Paroles : un christianisme qui n’invoque l’Incarnation que pour mieux la vider de tout contenu, et revenir en fait aux aspirations progressistes d’assomption des valeurs modernes, l’élaboration doctrinale d’un P. Montuclard ou d’un P. Desroches en moins.
 
A la lecture de cet article qui laisse songeur, on en vient à se demander, puisqu’il s’agit là de la défense positive de l’héritage conciliaire tel que le conçoivent les amis de M. Aurenche, ce que serait une défense négative de cet héritage.
 
Louis-Marie Lamotte



Il serait intéressant de savoir si l’usage de la minuscule pour parler de l’Incarnation est le fait des auteurs de la tribune ou d’une erreur de reproduction du journaliste d’Ouest France.
[3] On ne sait pas, par exemple, quel sens concret il faut donner à une phrase comme celle-ci : « En revanche, il revient au Magistère d'inventer à son tour les nouvelles modalités de sa responsabilité. »
[5] On peut trouver ici un excellent résumé sur la vertu de religion : http://www.leforumcatholique.org/message.php?num=612934
[6] Par exemple : « Tant que nous n'aurons pas retrouvé la manière de dire comment la posture chrétienne, non pas règle, mais habite ces questions, nous ne permettrons pas à nos contemporains de comprendre quel est le « salut » dont nous prétendons vivre. »
Ou encore : « Cette solidarité, dont Jésus-Christ est le signe vivant, dit que le salut n'est pas dans la poursuite d'une perfection autre que celle qui consiste à assumer ensemble l'imperfection du réel, et toutes nos imperfections respectives. »
Le lecteur a en outre la surprise d’apprendre un peu plus bas qu’il faut réinventer la Présence réelle de Notre-Seigneur.
[7] Premier concile du Vatican, constitution Dei Filius
[8] Voici en effet comment saint Pie X présentait dans Pascendi la doctrine des modernistes : « Le besoin du divin suscite dans l'âme portée à la religion un sentiment particulier. Ce sentiment a ceci de propre qu'il enveloppe Dieu et comme objet et comme cause intime, et qu'il unit en quelque façon l'homme avec Dieu. »

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