On peut trouver, sur le site de l’hebdomadaire chrétien
et humaniste La Vie, de « libres
propos[1] »
d’Aimé Savard, « journaliste chrétien », où celui-ci s’emploie à
présenter à ses lecteurs Guy Aurenche, président du CCFD, l’un de ses
interlocuteurs dans un ouvrage qu’il a récemment fait paraître, Le pari de la fraternité. Voici ce
qu’écrit à propos de M. Aurenche notre journaliste chrétien :
Il a vécu Vatican II, «
comme un événement de renouvellement et non pas comme la bagarre d'un clan
contre un autre clan, encore moins comme une victoire sur des passéistes ou des
intégristes. Ce concile représentait une grande allégresse d'ouverture, un
immense courant d'air frais, une aération spirituelle». S'il défend l'héritage
conciliaire à l'encontre de ceux qui, aujourd'hui, le contestent ou le
relativisent, Guy le fait de manière positive : «Loin d'être aigris, je crois
que nous devons continuer à porter l'esprit du concile et approfondir la
question du sens des grandes mutations que nous vivons, et des lumières que la
tradition de l'Eglise et les grands textes fondateurs peuvent nous inspirer
pour les comprendre.»
C’est donc comme un exemplaire défenseur du dernier
concile qu’est présenté le président du CCFD, plus précisément, comme un
défenseur « positif » de l’ « héritage conciliaire ». Il
s’agit bel et bien de « continuer à porter l’esprit du concile ». Ces
mots ayant au premier abord un sens assez vague, il convient certainement, afin
de mieux comprendre la signification que l’on doit leur prêter, de se reporter
à une récente contribution positive
de M. Aurenche à la défense de l’héritage conciliaire, plus exactement à une
tribune que le Groupe Paroles a fait paraître dans La Croix en mars 2011, Guy Aurenche figurant parmi les signataires,
sous le titre évocateur « Le christianisme doit retrouver le chemin de
l’incarnation »[2].
Des constats faussement évidents
Il faut préciser aussitôt que l’article, ce qui est du
reste assez surprenant au vu du genre littéraire auquel il appartient, ne
mentionne jamais le dernier Concile ; son contenu, cependant, est
suffisamment significatif pour qu’il illustre ce qu’un « journaliste
chrétien » entend par défense
positive de l’héritage conciliaire. La tribune s’ouvre sur le constat
difficilement contestable et désormais largement répandu de la baisse
dramatique de la pratique religieuse et du triomphe presque général de
l’indifférence. Le problème est qu’elle ne s’arrête pas là, mais qu’au moyen
d’une transition tout à fait rhétorique, impose comme un second constat ce qui
est en fait une affirmation plus que discutable :
Nos contemporains sont
devant les mêmes questions existentielles que nous.
Ils vivent les mêmes
expériences, connaissent les mêmes drames et les mêmes joies, ils sont habités
par des espoirs et des doutes semblables, devant l'état du monde, de la
société, des relations sociales et familiales, etc.
Les auteurs semblent ne pas même s’apercevoir de ce que
la première phrase a d’équivoque. En effet, lorsqu’on a dit que « nos
contemporains sont devant les mêmes questions existentielles que nous »,
l’on n’a encore rien dit – rien, notamment, qui rende nécessaire les phrases qui
suivent ; et si l’on y regarde bien, l’affirmation est parfaitement
équivoque. Car que signifie « être devant les mêmes questions
existentielles » ? Que tous nos contemporains soient comme nous des
créatures du bon Dieu, comme le rappelle l’article un peu plus bas ; que
tous soient doués d’une âme immortelle faite pour la béatitude du Ciel qui
devra, à la fin de cet pèlerinage terrestre, comparaître devant le divin Juge
pour jouir de sa présence ou le perdre à jamais, voilà qui n’est aucunement
douteux pour un catholique qui croit et confesse tout ce qu’enseigne la sainte
Eglise. Mais il ne s’ensuit aucunement que ces mêmes contemporains se posent la question de leur origine et
de leurs fins dernières. C’est une chose que de devoir inéluctablement être
confronté à un problème, c’en est une autre que d’en faire une question. Le
malade peut fort bien ignorer entièrement la maladie qui le ronge, voire
s’opiniâtrer de toutes ses forces à l’ignorer : si la maladie est
mortelle, il ne lui en faudra pas moins mourir ; et pourtant il n’aura pas
connu son mal et l’aura moins encore combattu. Or les auteurs affirment
précisément que l’indifférence triomphe aujourd’hui dans les cœurs : ce
qui rend tout à fait absurde le constat apparemment logique qui suit.
Les catholiques ont-ils « les mêmes joies »
que leurs contemporains ?
« Ils vivent
les mêmes expériences, connaissent les mêmes drames et les mêmes joies, ils
sont habités par des espoirs et des doutes semblables, devant l'état du monde,
de la société, des relations sociales et familiales, etc. », affirment
avec aplomb les rédacteurs de la tribune. Mais est-il seulement possible de
croire que des hommes qui ne connaissent pas Notre-Seigneur Jésus-Christ, les
richesses de sa vie en nous, de cette grâce dont la Tradition nous dit qu’elle
est semence de la gloire, qui ignorent le saint désir d’aimer Dieu et de le
contempler dans le Ciel, ont « les mêmes joies » et « des
espoirs et des doutes semblables » que les catholiques qui ont reçu cet
Esprit d’adoption en qui ils crient vers Dieu comme vers leur Père (Rm
VIII, 15) ? C’est ici que, d’une proposition équivoque, les rédacteurs tirent
une étrange conclusion qui semble ignorer la sainte Ecriture ; Ecriture
qui tout au long de leur article brille surtout par son absence, ce qui devrait
à la longue faire réfléchir sur le supposé renouveau
biblique du post-concile, le cas n’étant pas isolé. « Vous
pleurerez et vous vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira », dit
Notre-Seigneur aux Apôtres (Jn XVI, 20), tandis que saint Paul évoque ceux qui
marchent en ennemis de la croix du Christ, attachés uniquement aux choses de la
terre (Phil III, 18).
« Héritage conciliaire »
C’est aussi ici que l’on voit en quoi M. Aurenche et ses
amis sont des défenseurs de l’héritage
conciliaire : en effet, il est difficile de ne pas entendre dans leur
phrase si contestable un écho de la constitution Gaudium et Spes : « Les joies et les espoirs, les
tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de
tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et
les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui
ne trouve écho dans leur cœur. » L’héritage conciliaire tels que peuvent
le concevoir le président du CCFD ou le journaliste chrétien de La Vie semble donc se résumer à une
ouverture au monde qui ne tarde pas à se traduire en fait par l’enfouissement
dans le monde, et oublie l’exhortation que faisait saint Paul de s’affectionner
aux choses d’en haut et non à celle de la terre (Col III, 2).
Une option « pour » très indistincte
Pour remédier à la grave crise qu’il traverse, le
christianisme, nous disent les auteurs, doit retrouver le chemin de l’incarnation,
qu’il aurait « oublié ». Il s’agit de « donner chair à la Parole
en ce monde », de « manifester sa puissance interprétative, sa force
d'interrogation, au regard des défis du temps », d’ « empoigner
davantage les enjeux contemporains éclairés par l'intelligence de cette Parole. »
On conviendra sans peine de ce que de telles propositions demeurent bien vagues ;
et en effet l’article ne manque pas d’ajouter que le Groupe Paroles n’a pas de « réponses
toutes faites ». De fait, le discours conserve un tel degré de généralité
qu’il est difficile, voire impossible, de lui donner un sens précis, à tel
point qu’il en est parfois pratiquement inintelligible[3].
Une option contre la religion
Cependant, comme le notait déjà Jean Madiran dans Réclamation au Saint-Père (NEL, 1972), lorsque
l’option « pour » paraît somme toute assez creuse et vide, il
convient d’examiner l’option « contre », qui s’avère souvent
nettement plus précise. En effet, le Groupe Paroles se montre fort clair quant
à ce qu’il rejette :
Une
partie du catholicisme, notamment en France, semble croire qu'il suffit de
retrouver le chemin de la « religiosité » en reprenant une ritualité ancienne -
plus souvent héritée du XIX siècle que de la tradition la plus lointaine. Ce
retour à la « religion » rencontre un certain succès, parce qu'il satisfait le
très partagé « besoin de croire ».
Il n’est probablement pas utile de s’attarder sur le
poncif asséné avec l’aplomb habituel selon lequel la « ritualité » à
laquelle se réfère la « partie du catholicisme » que désapprouvent
les rédacteurs est « héritée du XIXe siècle » et n’est donc pas
authentiquement traditionnelle. En effet, il est plus intéressant de noter que
la condamnation glisse, aussi insensiblement qu’arbitrairement, de la religiosité, qu’un dictionnaire en ligne
définit comme une « attirance vague et sentimentale vers la chose
religieuse[4] »
et qui renvoie à une religion superficielle ou superstitieuse, à la religion elle-même, à son tour affublée
de guillemets. Ce retour à la religion, nous dit-on ainsi, est un « retour
en arrière ».
Ce que semblent malheureusement ignorer les rédacteurs, c’est
que l’Eglise a toujours tenu la religion pour une vertu, la vertu par laquelle
nous rendons à Dieu le culte qui lui est dû, par laquelle nous reconnaissons le
souverain domaine de Dieu sur toutes choses : il s’agit donc d’une vertu à
laquelle on ne peut manquer sans manquer du même coup à la vertu cardinale de
justice[5].
En fait de défense positive de l’héritage conciliaire, c’est à une attaque
contre la religion qu’on assiste.
Flou artistique
Du reste, si le Groupe Paroles semble se distinguer, c’est
avant tout par l’imprécision du vocabulaire : religion et religiosité
deviennent bientôt besoin de croire,
comme si tous ces termes étaient absolument équivalents et interchangeables. L’article
ne donnant aucune référence, on ne sait pas par ailleurs quelle est cette « partie
du catholicisme » qui promeut une religiosité qui répondrait simplement au
« très partagé besoin de croire » : on pourrait songer à la
rigueur à certaines communautés nouvelles de style charismatique, si les
auteurs n’évoquaient pas la « ritualité » attribuée à tort ou à
raison au XIXe siècle, ce qui est une manière habituelle de s’en prendre aux
traditionalistes et à ceux qui leur ressemblent. Le problème est que l’accent
mis sur la religiosité subjective et le « besoin de croire » n’est
pas précisément la caractéristique principale des traditionalistes, qui tendent
au contraire à mettre en avant la foi et la doctrine. C’est peut-être en fait
ce qu’il y a de plus inquiétant dans le contenu de cet article, plus encore que
les passages dont la tonalité comme la signification sont nettement
progressistes[6] : confronté à la
demande par certains catholiques d’une pastorale qui réaffirmerait la foi, le
Groupe Paroles ne parvient qu’à parler d’un « retour en arrière »
commandé par un vague « besoin de croire », comme s’il était devenu
incapable de concevoir l’attachement à la foi dans l’intégralité de ses dogmes
et de ses mystères autrement que comme le résultat d’un besoin pathologique de
religiosité sentimentale : ce qui montre à quel point les auteurs ont
oublié ce qu’est, dans l’enseignement le plus constant de la sainte Eglise, la
foi catholique reçue des apôtres, crue en vertu de l’autorité de Dieu qui se
révèle[7]
– jusqu’à n’être plus capable que d’en donner une définition tout à fait
moderniste[8].
C’est donc ainsi que le Groupe Paroles en vient à attribuer à ses adversaires
traditionalistes la doctrine même que ces derniers combattent, ce qui en dit
long sur l’état d’analphabétisme religieux du catholicisme français
contemporain, pour reprendre l’expression du Saint-Père[9].
Un article qui ne cesse de se contredire
Il faut encore noter qu’au-delà de sa confusion
doctrinale, l’article se contredit d’une ligne à l’autre. Il affirme que les catholiques
ont le devoir d’avoir les mêmes désirs et les mêmes aspirations que les non-croyants,
et semble juger illégitime un « besoin de croire » qu’il estime pourtant
« très partagé ». Il déplore que les chrétiens se soient détournés de
l’incarnation et s’en prend à la religion qui est précisément le moyen par
lequel le chrétien incarne sa foi et son espérance et répand au milieu du monde
la bonne odeur de Jésus-Christ. Mieux encore : les auteurs attribuent les
velléités de « retour en arrière » religieux à « une partie du
catholicisme », c’est-à-dire apparemment à une minorité des fidèles
catholiques, sans voir que ce ne peut donc pas être ce catholicisme « religieux »
encore minoritaire au sein de l’Eglise de France qui suscite la profonde
indifférence de nos contemporains ; ils notent que ce catholicisme « religieux »
« rencontre un certain succès » et le dénoncent au nom du constat qu’ils
font de la faillite pastorale de l’Eglise de France. Pas un instant, les
auteurs ne semblent se demander si « ce qui n’intéresse pas l’immense
majorité de nos contemporains », ce n’est pas précisément ce que célèbrent
les membres du Groupe Paroles : un christianisme qui n’invoque l’Incarnation
que pour mieux la vider de tout contenu, et revenir en fait aux aspirations
progressistes d’assomption des valeurs modernes, l’élaboration doctrinale d’un
P. Montuclard ou d’un P. Desroches en moins.
A la lecture de cet article qui laisse songeur, on en
vient à se demander, puisqu’il s’agit là de la défense positive de l’héritage
conciliaire tel que le conçoivent les amis de M. Aurenche, ce que serait
une défense négative de cet héritage.
Louis-Marie Lamotte
Il serait intéressant de savoir si l’usage de la minuscule pour parler de l’Incarnation est le fait des auteurs de la tribune ou d’une erreur de reproduction du journaliste d’Ouest France.
[3] On ne sait pas,
par exemple, quel sens concret il faut donner à une phrase comme celle-ci :
« En revanche,
il revient au Magistère d'inventer à son tour les nouvelles modalités de sa
responsabilité. »
[5] On peut trouver
ici un excellent résumé sur la vertu de religion : http://www.leforumcatholique.org/message.php?num=612934
[6] Par exemple : « Tant que nous n'aurons pas
retrouvé la manière de dire comment la posture chrétienne, non pas règle, mais
habite ces questions, nous ne permettrons pas à nos contemporains de comprendre quel est le «
salut » dont nous prétendons vivre. »
Ou encore : « Cette solidarité, dont
Jésus-Christ est le signe vivant, dit que le salut n'est pas dans la poursuite
d'une perfection autre que celle qui consiste à assumer ensemble l'imperfection
du réel, et toutes nos imperfections respectives. »
Le lecteur a en outre la surprise d’apprendre un peu
plus bas qu’il faut réinventer la Présence réelle de Notre-Seigneur.
[8] Voici en effet
comment saint Pie X présentait dans Pascendi
la doctrine des modernistes : « Le besoin du divin suscite dans
l'âme portée à la religion un sentiment particulier. Ce sentiment a ceci de
propre qu'il enveloppe Dieu et comme objet et comme cause intime, et qu'il unit
en quelque façon l'homme avec Dieu. »
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