Comment les jésuites, champions de l’intransigeance
catholique au XIXe siècle, en sont-ils venus, dans la seconde moitié du XXe
siècle, à se faire les promoteurs d’un « nouvel humanisme » qui va
jusqu’à mettre à distance le christianisme et l’autorité de l’Eglise ? C’est
à cette question que Les jésuites et la
société française (XIXe-XXe siècles), publié aux éditions Privat en 2001
par Dominique Avon, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de
Montpellier et auteur d’une thèse sur le P. Doncœur, et Philippe Rocher, auteur
d’articles sur l’histoire des jésuites en France et au Québec à l’époque
contemporaine, peut donner quelques éléments de réponse. Supprimée en France
dès 1764 et universellement en 1773, victime des assauts des Lumières comme des
jansénistes, la Société de Jésus est rétablie en 1814, s’affirme aussitôt comme
le fer de lance de la reconquête catholique de la société française et occupe
donc une place singulière dans les rapports qu’entretient l’Eglise avec le
monde.
Six grandes étapes
L’ouvrage, qui se veut une synthèse générale, suit donc
un développement chronologique dicté par les étapes de cette confrontation des
jésuites à la société française. La période qui s’étend de 1814 à 1850 est
celle des restaurations : reconstituée en France par le père de
Clorivière, prêtre de paroisse, puis supérieur de collège sous l’Ancien Régime
après la suppression de la Compagnie, fondateur des pères du Sacré-Cœur sous la
Révolution, la Compagnie s’associe étroitement à la cause de la légitimité
dynastique des Bourbons. Les jésuites « participent alors de ce courant
intransigeant du catholicisme pour lequel l’Eglise est société parfaite et
hiérarchique et pour qui Rome […] a réponse à tout, qu’il s’agisse de
théologie, de politique, de vie sociale ou de morale privée » (p. 27). La
Compagnie, entre 1850 et 1880, persévère dans cette ligne intransigeante
qu’illustre l’Apostolat de la Prière, créé en 1844 par le père Gautrelet, puis
largement diffusé par le père Ramière, qui accorde une place centrale à la
dévotion au Sacré-Cœur et à l’instauration de la royauté sociale du
Christ (p. 69) ; mais déjà se dessinent au sein de l’ordre des tentatives
d’accommodement avec le siècle dont témoigne l’apostolat plus
« libéral » des Etudes (p. 72). Sous la IIIe République, la Compagnie
« campe en première ligne » dans la condamnation du régime par la
France catholique (p. 82) et est dispersée à deux reprises, en 1880, puis en
1901, ce qui contraint la majorité de ses membres à s’expatrier (p. 91). La
Première Guerre mondiale met fin à cette période de « discordance »
et permet aux jésuites, engagés sans réserve dans le conflit, de reprendre leur
œuvre de « pénétration de l’élite à l’heure d’un renouveau
catholique » (p. 123) qui prend un tour nettement militant à l’occasion de
la mobilisation contre le Cartel des Gauches en 1925 (p. 126) et voit les
jésuites s’investir largement dans la mise en place du scoutisme (p. 133) et de
l’Action catholique (p. 136). Après la Seconde Guerre mondiale, qui a vu la
Compagnie se diviser entre résistance spirituelle et appui à la Révolution
nationale, s’ouvre une période où les jésuites s’investissent dans un processus
de dialogue avec l’héritage humaniste qui se traduit notamment par leur
revendication du pluralisme théologique et leur implication dans la
« nouvelle théologie » (p. 186) et par l’engagement d’une centaine de
jésuites dans l’expérience des prêtres-ouvriers (p. 180). Enfin, après 1965, la
Compagnie traverse une époque que les auteurs caractérisent par son
« immersion » dans la société moderne. « Soumise à l’épreuve des
crises qui opposent sa jeune génération à l’autorité de Rome, la Compagnie
peine à se renouveler et voit son humanisme chrétien contesté par l’offre spirituelle
nouvelle, et ses œuvres, de jésuites, devenir ignatiennes » (p. 207).
Les jésuites et l’éducation
L’ouvrage a le mérite de proposer, en moins de trois
cents pages, une histoire qui tout en restant assez brève et d’une lecture très
aisée, permet de retracer avec clarté les grandes évolutions des rapports de la
Compagnie de Jésus avec la société française. Ce souci de clarté s’exprime
notamment par les courtes biographies hors texte consacrées à de grandes
figures jésuites, du père de Clorivière au père Valadier, même si l’on peut à
cet égard déplorer certains choix opérés par les auteurs : on ne voit pas
par exemple ce qui justifie, tandis que les pères de Lubac, Varillon et
Daniélou font l’objet de tels portraits, que soient largement délaissées des
figures comme celles du père de Tonquédec ou du cardinal Billot. Les auteurs se
montrent attentifs aux questions pédagogiques et s’attachent à caractériser
l’enseignement jésuite, qui absorbe dans les premières décennies du XIXe siècle
les principaux efforts de la Compagnie reconstituée : si les jésuites
entendent servir par leurs collèges un objectif intransigeant de reconquête
catholique de la société, ils demeurent ouverts aux exigences des
familles et se veulent fidèle à leur tradition d’enseignement humaniste,
s’opposant par exemple à l’abbé Gaume sur la question de l’étude des classiques
païens dans les établissements catholiques (pp. 54-55). La crise de la
Compagnie après le Concile, le tarissement des vocations, l’immersion dans le
monde n’ont pas été sans incidence dans ce domaine : « Dans le
courant des années soixante-dix, les jésuites n’auront guère le cœur ni surtout
les moyens de poursuivre la mise en œuvre de leur pédagogie » (p.
241) ; celle-ci est désormais surtout le fait de laïcs. L’évolution des
collèges jésuites vers des collèges « donnant une éducation ignatienne
sans jésuites » (p. 242) est à cet égard extrêmement significative de la
dissolution pratique de la Compagnie au sein du monde moderne. L’ouvrage évoque
ainsi l’itinéraire de Georges Morel, dont l’ « évolution vers l’incroyance
s’est affirmée, puis accomplie » dans les années 1970 (p. 243) ou la
figure de Paul Valadier
Diversité, fécondité et dérives de l’apostolat jésuite
dans la France contemporaine
L’ouvrage se distingue également par la place qu’il
accorde aux revues, en étant attentif à la fois aux aspects les plus matériels
de leur publication et à l’évolution de leur ligne éditoriale, qui permettent
de mettre en évidence les priorités accordées par la Compagnie aux différentes
dimensions de son apostolat. Ainsi, le Messager
du Cœur de Jésus, périodique de l’Apostolat de la Prière, atteint son
apogée à la fin du XIXe siècle (p. 70), est remplacé en 1963 par Prière et vie, qui ne retrouve pas la
diffusion qu’avait pu connaître son prédécesseur un siècle auparavant, tandis
que les autres titres de l’Apostolat se trouvent pour la plupart en difficulté
(pp. 233-234). C’est cependant la revue des Etudes
qui fait l’objet de l’examen le plus approfondi. Fondées en 1856 par le père
Gagarine pour plaider la réconciliation des Eglises séparées (pp. 72-73), les
Etudes sont tout d’abord une publication relativement libérale, avant d’adopter
en 1871 des positions plus intransigeantes, puis de devenir, après la Première
Guerre mondiale, une revue d’intérêt général surtout tournée vers les questions
sociales (p. 123). L’attention prêtée par les auteurs aux nombreux titres
permet de mettre en lumière la variété des initiatives mises en œuvre par la
Compagnie de Jésus en vue de christianiser la société française, accompagnant,
voire précédant les évolutions de l’Eglise en France : les jésuites
devancent ainsi, par l’Apostolat de la Prière (p. 71) et par l’Association
catholique de la jeunesse française (ACJF) fondée en 1886 (p. 96) les décrets
de saint Pie X dans la promotion de la communion fréquente. La fécondité de
l’apostolat jésuite au XIXe siècle semble ainsi faire apparaître avec d’autant
plus d’évidence la profondeur de son échec dans la seconde moitié du XXe
siècle, rendue patente par le rapprochement en 1982 des trois principales
revues jésuites (p. 257) et surtout par l’effondrement des effectifs, puisque
la Compagnie passe de 1400 membres en 1974 à moins de 700 en 2000 (p. 244). Comme
le note Etienne Fouilloux dans la préface qu’il a accordée à l’ouvrage,
« adopter une telle ligne d’ouverture, non sans frictions avec l’autorité
romaine, n’a pas valu à la Compagnie que des succès. Elle a, au contraire, pâti
de la crise religieuse des années 1970 qui a tari son recrutement et suscité
une hémorragie des compétences en son sein » (p. 11).
Quelques partis pris et quelques négligences
Les limites de l’ouvrage ont été bien exprimées par les
auteurs eux-mêmes ; fait défaut, notamment, l’histoire comparée des
jésuites français et étrangers, de la Compagnie et des autres ordres
intellectuels (p. 263), de sorte que l’on peine, alors qu’il s’agit de définir
l’ « humanisme chrétien » de la Compagnie dans sa confrontation avec
la société française, à saisir véritablement la spécificité jésuite dans le
rapport au monde moderne. Tandis que les auteurs s’efforcent de montrer les
liens entre la spiritualité jésuite et l’ontologisme des pères Martin et Fabre
d’Envieu, qui font de la philosophie un « prosternement de l’âme devant
Dieu » (p. 65), la percée particulière du blondélisme au sein de la
Compagnie, même si elle est assez longuement examinée, notamment au sein du
groupe de « la Pensée » du scolasticat de Jersey autour de Lubac,
Fessard et Montcheuil (pp. 146-148), ne reçoit pas d’autres explications que le
rôle du père Valensin et la proximité de la philosophie de l’action et de la
« sensibilité jésuite originale » (p. 106), sans que cette
« sensibilité originale » soit plus précisément définie : il
aurait été justement intéressant que les auteurs montrent en quoi la tradition
spirituelle jésuite a pu se montrer particulièrement perméable aux doctrines
blondéliennes.
Enfin et de manière plus générale, l’ouvrage souffre
surtout de l’absence de notes, qui, loin de faciliter la lecture, détache au
contraire les citations de leur source et donc de leur contexte et ne permet
pas au lecteur de prendre connaissance de l’état des recherches et des
connaissances sur les différentes questions abordées autrement qu’en se
référant à la bibliographie en fin de volume, dont le classement n’est
qu’alphabétique. Ainsi, lorsque les auteurs citent le père Dieuzayde, aumônier
régional des scouts du Sud-Ouest, qui se livre à une critique virulente du père
Doncœur, accusé d’embrigader les jeunes gens (p. 135), le lecteur n’est pas
même en mesure de déterminer s’il s’agit d’un propos public ou non, et, s’il
appartient à une correspondance privée, quel en est le destinataire, ce qui est
pourtant susceptible de changer considérablement la portée de l’accusation. Il
n’est pas davantage précisé qui, au sein de la Compagnie, a accusé le père de
Lubac d’ « erreurs pernicieuses sur des points essentiels du dogme »
(p. 193), ce qui n’aurait pourtant pas été sans intérêt.
A cette absence de notes, il faut ajouter le parti pris
parfois très net des auteurs en faveur des jésuites les plus « novateurs » :
ainsi, la jeune génération d'entre-deux guerres hostile au thomisme est « intellectuellement mieux préparée à affronter l'épreuve de la guerre » que la génération précédente ; les jésuites de Fourvière sont désignés comme des « affranchis »
(p. 186), les thèses du père de Lubac sur le surnaturel font l’objet de
développements bien plus appuyés (pp. 189-190) que celles de ses contradicteurs
ou que la théologie du cardinal Billot, dont l’ouvrage ne mentionne que le
refus du suarézisme (p. 105), ou du père de Tonquédec, dont on apprend
seulement qu’il a Blondel pour « bête noire » (p. 107) ; Paul
Valadier, en s’opposant à Rome et à la hiérarchie ecclésiastique, a « proposé
un jugement moral plus équilibré » que ses détracteurs (p. 252).
Enfin, tandis que les premiers chapitres de l’ouvrage
examinent la perception de la Compagnie par la société française, les derniers
négligent largement cet aspect : l’image des jésuites dans la société et
dans l’Eglise après le Concile, à l’heure de l’immersion dans le monde et de la
contestation de la hiérarchie ecclésiastique est à peine évoquée (p. 218). L’ouvrage,
malgré l’accès aisé à l’histoire de la Compagnie de Jésus en France qu’il
procure, peut donc laisser parfois insatisfait le lecteur désireux de discerner
la spécificité du rapport des jésuites au monde et du rôle exact qu’ils ont pu
jouer dans l’Eglise de France.
Louis-Marie Lamotte
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Contre-débat est un espace de réflexion et de discussion. Tout le monde peut donc commenter les articles présentés, et ce, même de façon anonyme. Pour assurer la bonne tenue des discussions, les commentaires sont soumis à modération.
Ainsi, il est demandé à nos aimables lecteurs-commentateurs de veiller à l'orthographe de la langue française, ainsi qu'au respect de leurs interlocuteurs.