samedi 3 novembre 2012

Dominique AVON et Philippe ROCHER, Les jésuites et la société française (XIXe-XXe siècles), Editions Privat, Toulouse, 2001, 288 pages

Comment les jésuites, champions de l’intransigeance catholique au XIXe siècle, en sont-ils venus, dans la seconde moitié du XXe siècle, à se faire les promoteurs d’un « nouvel humanisme » qui va jusqu’à mettre à distance le christianisme et l’autorité de l’Eglise ? C’est à cette question que Les jésuites et la société française (XIXe-XXe siècles), publié aux éditions Privat en 2001 par Dominique Avon, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de Montpellier et auteur d’une thèse sur le P. Doncœur, et Philippe Rocher, auteur d’articles sur l’histoire des jésuites en France et au Québec à l’époque contemporaine, peut donner quelques éléments de réponse. Supprimée en France dès 1764 et universellement en 1773, victime des assauts des Lumières comme des jansénistes, la Société de Jésus est rétablie en 1814, s’affirme aussitôt comme le fer de lance de la reconquête catholique de la société française et occupe donc une place singulière dans les rapports qu’entretient l’Eglise avec le monde.



 
Six grandes étapes
L’ouvrage, qui se veut une synthèse générale, suit donc un développement chronologique dicté par les étapes de cette confrontation des jésuites à la société française. La période qui s’étend de 1814 à 1850 est celle des restaurations : reconstituée en France par le père de Clorivière, prêtre de paroisse, puis supérieur de collège sous l’Ancien Régime après la suppression de la Compagnie, fondateur des pères du Sacré-Cœur sous la Révolution, la Compagnie s’associe étroitement à la cause de la légitimité dynastique des Bourbons. Les jésuites « participent alors de ce courant intransigeant du catholicisme pour lequel l’Eglise est société parfaite et hiérarchique et pour qui Rome […] a réponse à tout, qu’il s’agisse de théologie, de politique, de vie sociale ou de morale privée » (p. 27). La Compagnie, entre 1850 et 1880, persévère dans cette ligne intransigeante qu’illustre l’Apostolat de la Prière, créé en 1844 par le père Gautrelet, puis largement diffusé par le père Ramière, qui accorde une place centrale à la dévotion au Sacré-Cœur et à l’instauration de la royauté sociale du Christ (p. 69) ; mais déjà se dessinent au sein de l’ordre des tentatives d’accommodement avec le siècle dont témoigne l’apostolat plus « libéral » des Etudes (p. 72). Sous la IIIe République, la Compagnie « campe en première ligne » dans la condamnation du régime par la France catholique (p. 82) et est dispersée à deux reprises, en 1880, puis en 1901, ce qui contraint la majorité de ses membres à s’expatrier (p. 91). La Première Guerre mondiale met fin à cette période de « discordance » et permet aux jésuites, engagés sans réserve dans le conflit, de reprendre leur œuvre de « pénétration de l’élite à l’heure d’un renouveau catholique » (p. 123) qui prend un tour nettement militant à l’occasion de la mobilisation contre le Cartel des Gauches en 1925 (p. 126) et voit les jésuites s’investir largement dans la mise en place du scoutisme (p. 133) et de l’Action catholique (p. 136). Après la Seconde Guerre mondiale, qui a vu la Compagnie se diviser entre résistance spirituelle et appui à la Révolution nationale, s’ouvre une période où les jésuites s’investissent dans un processus de dialogue avec l’héritage humaniste qui se traduit notamment par leur revendication du pluralisme théologique et leur implication dans la « nouvelle théologie » (p. 186) et par l’engagement d’une centaine de jésuites dans l’expérience des prêtres-ouvriers (p. 180). Enfin, après 1965, la Compagnie traverse une époque que les auteurs caractérisent par son « immersion » dans la société moderne. « Soumise à l’épreuve des crises qui opposent sa jeune génération à l’autorité de Rome, la Compagnie peine à se renouveler et voit son humanisme chrétien contesté par l’offre spirituelle nouvelle, et ses œuvres, de jésuites, devenir ignatiennes » (p. 207).
 
Les jésuites et l’éducation
L’ouvrage a le mérite de proposer, en moins de trois cents pages, une histoire qui tout en restant assez brève et d’une lecture très aisée, permet de retracer avec clarté les grandes évolutions des rapports de la Compagnie de Jésus avec la société française. Ce souci de clarté s’exprime notamment par les courtes biographies hors texte consacrées à de grandes figures jésuites, du père de Clorivière au père Valadier, même si l’on peut à cet égard déplorer certains choix opérés par les auteurs : on ne voit pas par exemple ce qui justifie, tandis que les pères de Lubac, Varillon et Daniélou font l’objet de tels portraits, que soient largement délaissées des figures comme celles du père de Tonquédec ou du cardinal Billot. Les auteurs se montrent attentifs aux questions pédagogiques et s’attachent à caractériser l’enseignement jésuite, qui absorbe dans les premières décennies du XIXe siècle les principaux efforts de la Compagnie reconstituée : si les jésuites entendent servir par leurs collèges un objectif intransigeant de reconquête catholique de la société, ils demeurent ouverts aux exigences des familles et se veulent fidèle à leur tradition d’enseignement humaniste, s’opposant par exemple à l’abbé Gaume sur la question de l’étude des classiques païens dans les établissements catholiques (pp. 54-55). La crise de la Compagnie après le Concile, le tarissement des vocations, l’immersion dans le monde n’ont pas été sans incidence dans ce domaine : « Dans le courant des années soixante-dix, les jésuites n’auront guère le cœur ni surtout les moyens de poursuivre la mise en œuvre de leur pédagogie » (p. 241) ; celle-ci est désormais surtout le fait de laïcs. L’évolution des collèges jésuites vers des collèges « donnant une éducation ignatienne sans jésuites » (p. 242) est à cet égard extrêmement significative de la dissolution pratique de la Compagnie au sein du monde moderne. L’ouvrage évoque ainsi l’itinéraire de Georges Morel, dont l’ « évolution vers l’incroyance s’est affirmée, puis accomplie » dans les années 1970 (p. 243) ou la figure de Paul Valadier
 
Diversité, fécondité et dérives de l’apostolat jésuite dans la France contemporaine
L’ouvrage se distingue également par la place qu’il accorde aux revues, en étant attentif à la fois aux aspects les plus matériels de leur publication et à l’évolution de leur ligne éditoriale, qui permettent de mettre en évidence les priorités accordées par la Compagnie aux différentes dimensions de son apostolat. Ainsi, le Messager du Cœur de Jésus, périodique de l’Apostolat de la Prière, atteint son apogée à la fin du XIXe siècle (p. 70), est remplacé en 1963 par Prière et vie, qui ne retrouve pas la diffusion qu’avait pu connaître son prédécesseur un siècle auparavant, tandis que les autres titres de l’Apostolat se trouvent pour la plupart en difficulté (pp. 233-234). C’est cependant la revue des Etudes qui fait l’objet de l’examen le plus approfondi. Fondées en 1856 par le père Gagarine pour plaider la réconciliation des Eglises séparées (pp. 72-73), les Etudes sont tout d’abord une publication relativement libérale, avant d’adopter en 1871 des positions plus intransigeantes, puis de devenir, après la Première Guerre mondiale, une revue d’intérêt général surtout tournée vers les questions sociales (p. 123). L’attention prêtée par les auteurs aux nombreux titres permet de mettre en lumière la variété des initiatives mises en œuvre par la Compagnie de Jésus en vue de christianiser la société française, accompagnant, voire précédant les évolutions de l’Eglise en France : les jésuites devancent ainsi, par l’Apostolat de la Prière (p. 71) et par l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) fondée en 1886 (p. 96) les décrets de saint Pie X dans la promotion de la communion fréquente. La fécondité de l’apostolat jésuite au XIXe siècle semble ainsi faire apparaître avec d’autant plus d’évidence la profondeur de son échec dans la seconde moitié du XXe siècle, rendue patente par le rapprochement en 1982 des trois principales revues jésuites (p. 257) et surtout par l’effondrement des effectifs, puisque la Compagnie passe de 1400 membres en 1974 à moins de 700 en 2000 (p. 244). Comme le note Etienne Fouilloux dans la préface qu’il a accordée à l’ouvrage, « adopter une telle ligne d’ouverture, non sans frictions avec l’autorité romaine, n’a pas valu à la Compagnie que des succès. Elle a, au contraire, pâti de la crise religieuse des années 1970 qui a tari son recrutement et suscité une hémorragie des compétences en son sein » (p. 11).
 
Quelques partis pris et quelques négligences
Les limites de l’ouvrage ont été bien exprimées par les auteurs eux-mêmes ; fait défaut, notamment, l’histoire comparée des jésuites français et étrangers, de la Compagnie et des autres ordres intellectuels (p. 263), de sorte que l’on peine, alors qu’il s’agit de définir l’ « humanisme chrétien » de la Compagnie dans sa confrontation avec la société française, à saisir véritablement la spécificité jésuite dans le rapport au monde moderne. Tandis que les auteurs s’efforcent de montrer les liens entre la spiritualité jésuite et l’ontologisme des pères Martin et Fabre d’Envieu, qui font de la philosophie un « prosternement de l’âme devant Dieu » (p. 65), la percée particulière du blondélisme au sein de la Compagnie, même si elle est assez longuement examinée, notamment au sein du groupe de « la Pensée » du scolasticat de Jersey autour de Lubac, Fessard et Montcheuil (pp. 146-148), ne reçoit pas d’autres explications que le rôle du père Valensin et la proximité de la philosophie de l’action et de la « sensibilité jésuite originale » (p. 106), sans que cette « sensibilité originale » soit plus précisément définie : il aurait été justement intéressant que les auteurs montrent en quoi la tradition spirituelle jésuite a pu se montrer particulièrement perméable aux doctrines blondéliennes.
Enfin et de manière plus générale, l’ouvrage souffre surtout de l’absence de notes, qui, loin de faciliter la lecture, détache au contraire les citations de leur source et donc de leur contexte et ne permet pas au lecteur de prendre connaissance de l’état des recherches et des connaissances sur les différentes questions abordées autrement qu’en se référant à la bibliographie en fin de volume, dont le classement n’est qu’alphabétique. Ainsi, lorsque les auteurs citent le père Dieuzayde, aumônier régional des scouts du Sud-Ouest, qui se livre à une critique virulente du père Doncœur, accusé d’embrigader les jeunes gens (p. 135), le lecteur n’est pas même en mesure de déterminer s’il s’agit d’un propos public ou non, et, s’il appartient à une correspondance privée, quel en est le destinataire, ce qui est pourtant susceptible de changer considérablement la portée de l’accusation. Il n’est pas davantage précisé qui, au sein de la Compagnie, a accusé le père de Lubac d’ « erreurs pernicieuses sur des points essentiels du dogme » (p. 193), ce qui n’aurait pourtant pas été sans intérêt.
A cette absence de notes, il faut ajouter le parti pris parfois très net des auteurs en faveur des jésuites les plus « novateurs » : ainsi, la jeune génération d'entre-deux guerres hostile au thomisme est « intellectuellement mieux préparée à affronter l'épreuve de la guerre » que la génération précédente ; les jésuites de Fourvière sont désignés comme des « affranchis » (p. 186), les thèses du père de Lubac sur le surnaturel font l’objet de développements bien plus appuyés (pp. 189-190) que celles de ses contradicteurs ou que la théologie du cardinal Billot, dont l’ouvrage ne mentionne que le refus du suarézisme (p. 105), ou du père de Tonquédec, dont on apprend seulement qu’il a Blondel pour « bête noire » (p. 107) ; Paul Valadier, en s’opposant à Rome et à la hiérarchie ecclésiastique, a « proposé un jugement moral plus équilibré » que ses détracteurs (p. 252).
Enfin, tandis que les premiers chapitres de l’ouvrage examinent la perception de la Compagnie par la société française, les derniers négligent largement cet aspect : l’image des jésuites dans la société et dans l’Eglise après le Concile, à l’heure de l’immersion dans le monde et de la contestation de la hiérarchie ecclésiastique est à peine évoquée (p. 218). L’ouvrage, malgré l’accès aisé à l’histoire de la Compagnie de Jésus en France qu’il procure, peut donc laisser parfois insatisfait le lecteur désireux de discerner la spécificité du rapport des jésuites au monde et du rôle exact qu’ils ont pu jouer dans l’Eglise de France.
 
Louis-Marie Lamotte

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