« Que s’est-il donc passé ? Pourquoi la pratique religieuse a-t-elle chuté ? Pourquoi le message moral de l’Eglise passe-t-il si mal et son message sociopolitique plutôt bien alors qu’il y a un siècle c’était l’inverse ? Pourquoi les vocations se sont-elles taries malgré des efforts sérieux ? »
C’est à ces questions que Louis Rade, dans Eglise conciliaire et années soixante, s’efforce de répondre, dans un ouvrage publié par L’Harmattan dans la collection « Logiques sociales ». Il ne s’agit en effet pas de mener une étude théologique, mais d’apporter une « contribution à l’édifice interprétatif, en fournissant un schéma hypothétique pouvant s’accorder avec un maximum de faits et surtout tenant compte des plus récentes analyses de ce qui se passa vraiment en Occident riche, et dont le concile est un épisode » (p. 7). L’ouvrage, qui se veut donc une réflexion sur la crise de l’Eglise à partir de la question du rapport de celle-ci au monde propose ainsi un modèle simple « pouvant rendre compte d’un maximum de faits et de leurs rapports possibles » (p. 43) dont il développe les différents aspects au fil de ses dix chapitres : l’ouverture au monde postconciliaire n’a pas été tant une ouverture à la modernité qu’une ouverture au « soixantisme » issu de la croissance économique d’après-guerre, dont les effets ont été décuplés par la disparition ou du moins l’affaiblissement de la « musculature surnaturelle » de l’Eglise (p. 13).
Le soixantisme : la génération « parvenue »
Le premier chapitre s’attache à définir ce soixantisme qui constitue l’élément décisif du modèle proposé par l’auteur. Si Louis Rade met en évidence que les études convergent pour affirmer l’importance de la révolution culturelle accomplie dans les années 1960 (p. 17), il conteste fortement la désignation de la génération soixantiste comme « génération lyrique », préférant la caractériser par une psychologie « parvenue », terme qui « véhicule essentiellement l’idée de contraste achevé, de passage d’un état à un autre dans le domaine des choses économiques, factuelles, et des valeurs normatives » (p. 22), liée au remarquable allègement du monde en raison de la croissance économique d’après 1945. « Afin de s’adonner à l’hédonisme causé par l’habitude de la consommation et de la satisfaction des désirs en tout et tout de suite, il fallait mener une lutte contre la morale des devoirs et les coutumes qui la véhiculaient. » La démographie et la scolarisation de masse n’ont ainsi selon l’auteur qu’un rôle d’adjuvant dans la liquidation rapide de la culture traditionnelle (p. 23) qui apparaît désormais comme disciplinaire, autoritaire et moraliste. « Il s’agissait bien plutôt d’une rébellion contre des valeurs abstraites que contre des individus », révolution « sans cause ni finalité, ludique », dont le marxisme superficiel n’a été que la première et éphémère rationalisation (p. 24), couvrant à peine la « victoire morale de l’hédonisme » (p. 25) : la lutte révolutionnaire pour la justice n’est ainsi qu’un moyen de remettre en cause la tempérance ascétique et la morale du devoir. La génération soixantiste apparaît ainsi comme mue avant tout par une pulsion individualiste parvenue dont les rationalisations successives ne constituent que des « utopies interchangeables » dont l’objectif réel est l’ « abolition des valeurs de l’humanisme classique afin de n’avoir aucun compte à rendre ». Cette idéologie soixantiste et relativiste du changement et de la transgression, au fil du temps, s’est transformée en « conservatisme au second degré » : « une transgression devenue habitude mécanique ne transgresse plus rien mais redevient une règle conformiste qui s’impose, à ne pas transgresser, suscitant à son tour le désir de transgression, donc d’antitransgression » (p. 35).
Gaudium et Spes et le soixantisme
L’auteur examine dans les trois chapitres suivants les rapports qu’entretient la constitution pastorale Gaudium et Spes avec le soixantisme tel qu’il l’a défini. En amont, la constitution a pâti de l’impossibilité de connaître la définition précise du monte contemporain (p. 47). « Il n’est pas déraisonnable d’interpréter des passages de Gaudium et Spes comme ayant été rédigés sous influence soixantiste », note Louis Rade (p. 51), en raison de la pression exercée par des intellectuels utilisant des « doctrines philosophiques à la mode » (p. 49) et de laïcs « actifs et motivés, souvent par des phénomènes soixantistes » (p. 50). L’auteur voit ainsi (p. 54) dans le §7 de la constitution la preuve « pratiquement irréfutable » du soixantisme qui l’a partiellement inspirée[1]. Le texte, en dépit de sa relative modération, opère un véritable bouleversement de la vie chrétienne en tant qu’il en inverse les accents traditionnels en dénonçant précisément les excès que le contexte des années 1960 rendait très peu probables (p. 61).
En aval du texte conciliaire, le soixantisme se manifeste par la primauté absolue donnée à la liberté sur toute autorité extérieure (p. 70) et le rejet de la spiritualité sacrificielle (p. 78). L’auteur note ainsi l a censure presque systématique de la notion de châtiment éternel, qui aurait été justement la plus nécessaire à la génération parvenue (p. 79). Si c’est dans les domaines de la catéchèse et de la liturgie que les effets du soixantisme postconciliaire se sont fait le plus visiblement sentir (p. 84), les mêmes symptômes d’horizontalité et de bannissement du surnaturel apparaissent dans l’engagement proprement dit de l’Eglise dans le domaine temporel : en effet, le primat donné par les théologies de la libération à la justice sociale réactive l’opposition typiquement soixantiste entre tempérance et justice (p. 99). La « sélectivité dans l’ouverture ne reflétait rien d’autre qu’une ouverture, même modérée, au soixantisme, c’est-à-dire à une forme d’irréligion, sinon d’antireligion » (p. 102).
Gaudium et Spes se caractérise ainsi par ses « problèmes de fonctionnalité » (p. 107). L’auteur relève en effet ce paradoxe : « La religion a pris la décision de se tourner résolument vers les besoins terrestres considérés d’un point de vue humaniste profane, au moment même où ce monde devenait plus riche, donc satisfaisait ces besoins plus que jamais, alors que quand les besoins terrestres étaient autrefois plus criants, la religion était plus détachée du monde » (p. 112). En affaiblissant les défenses du sens surnaturel, en omettant de rappeler clairement la nécessité, à une époque où le monde prend une place croissante, d’un détachement ascétique préalable à l’action temporelle, la constitution conciliaire présente un problème de fonctionnalité « pratique, terre à terre » (p. 114) et a pris des risques considérables : « Toute atténuation de la notion de péché, si faible soit-elle, risquait d’entraîner sa disparition pratique en certains contextes, donc celle du christianisme » (p. 119).
Louis-Marie Lamotte
(A suivre)
[1] « La transformation des mentalités et des structures conduit souvent à une remise en question des valeurs reçues, tout particulièrement chez les jeunes : fréquemment, ils ne supportent pas leur état ; bien plus, l’inquiétude en fait des révoltés, tandis que, conscients de leur importance dans la vie sociale, ils désirent y prendre au plus tôt leurs responsabilités. C’est pourquoi il n’est pas rare que parents et éducateurs éprouvent des difficultés croissantes dans l’accomplissement de leur tâche.
Les cadres de vie, les lois, les façons de penser et de sentir hérités du passé ne paraissent pas toujours adaptés à l’état actuel des choses : d’où le désarroi du comportement et même des règles de conduite. »
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