En quoi l'Eglise catholique peut-elle nourrir la réflexion sur le politique ? Telle est la question que se pose Carl Schmitt (1888-1985), ce juriste et philosophe allemand hélas trop méconnu des catholiques français : personnage qui pourtant a pu influencer jusqu'à la Constitution de la Ve République, notamment dans la possibilité (article 16) d'un recours du chef de l'Etat à des pouvoirs exceptionnels en temps de crise.
Cette conférence du Père Bernard Bourdin s'inscrit dans la récente publication en français du recueil de quatre textes de Carl Schmitt La Visibilité de l'Église – Catholicisme romain et forme politique – Donoso Cortés (Cerf, novembre 2011). Il s'agit en effet de quatre essais écrits entre 1917 et 1944 dans le contexte de la République de Weimar, dont le projet est d'articuler le droit et le politique à une structure de pensée théologico-politique. Ainsi, le constat de la faillite de la démocratie libérale et un profond pessimisme anthropologique (1) amènent l'auteur à construire sa pensée à partir du modèle ecclésiologique de l'Eglise catholique qui offre à la fois le moyen de la représentation et de la décision.
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La Visibilité de l'Eglise
Dans l'ouvrage au titres significatif Valeur de l'Etat et signification de l'individu Carl Schmitt part d'un constat qui sera l'arrière-plan de toute sa pensée : « L'homme n'est pas seul dans le monde, le monde est bon, le mal est la conséquence du péché originel». Ce constat est nettement inspiré par la Genèse, création d'un monde bon et d'un homme à l'image de Dieu, qui se détourne de son Créateur. L'auteur exprime dans cette formule son hostilité à la conception libérale qui couronne l'individu, à l'opposé de laquelle il construit une anthropologie pessimiste en ce que l'homme est marqué par le péché originel.
Carl Schmitt entend par le concept de «visibilité» que l'Eglise est une institution fatalement visible, et ce depuis l'événement capital de l'Incarnation. Ici, il s'oppose à toute conception spiritualiste de l'Eglise. Au contraire, la chose pour lui remarquable est que l'Eglise catholique, partant d'une pneumatologie, aboutisse au juridique qui se traduit par le Code de droit canon. Dans cette perspective, il faut noter que le droit permet de pérenniser l'institution dans l'histoire.
Par ailleurs, l'Eglise est une institution qui dispose du secret de la représentation car elle possède la Forme : une forme qui est particulièrement esthétique. En comparaison, l'esthétique soviétique est bien pauvre, si l'on pense à la faucille et au marteau, symboles anachroniques dans un monde en voie d'industrialisation. L'esthétique catholique est au contraire bien ancrée dans son temps, parce que ses symboles parlent précisément à tous les temps. Ainsi c'est un point à ne pas négliger même si Carl Schmitt s'intéresse surtout aux catégories du droit : l'Eglise passe aussi par l'esthétique.
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Les complexes d'opposés
Carl Schmitt développe le concept d'une Eglise institution-médiation dans son essai Catholicisme romain et forme politique (1922). Le catholicisme est en effet à ses yeux une institution de représentation. Le péché originel sur lequel se prononce le Concile de Trente est un bon exemple de ce qu'il nomme complexe d'opposés : en effet s'il est pécheur, l'homme a aussi dans sa nature - relevée par la grâce - la possibilité d'aller vers Dieu. La doctrine trinitaire est aussi dans une certaine mesure un complexe d'opposés, de même le passage de l'Ancien au Nouveau Testament... Par ailleurs, la force du catholicisme est de distinguer la personne de la fonction, et d'articuler personne et fonction : l'on peut songer au sacerdoce. La raison contenue dans le catholicisme vient de son aspect institutionnel. Toutefois «[la dignité du prêtre] n'est pas impersonnelle comme celle du fonctionnaire, mais renvoie à la dignité du Christ».
Ainsi, la pensée de Carl Schmitt a ceci de paradoxal qu’elle s’inspire d'une anthropologie augustinienne qui s'attache à l'importance du péché originel (à l'opposé d'une certaine tendance de Vatican II) et en même temps de nourrir un optimisme, voire un certain positivisme juridique dans l'institution de l'Eglise. La grande erreur du libéralisme est à ses yeux de vouloir séparer le spirituel de temporel. Du fait que Dieu s'est rendu visible, aucun homme ne peut rendre la religion invisible, contrairement à ce qu'affirme le protestantisme. Le libéralisme croit se placer dans une neutralité politique, or cela est impossible. La technique elle aussi ne peut être neutre. Sur cet aspect anthropologique, Carl Schmitt s'oppose aussi fermement à un anarchiste comme Bakounine qui élabore également une sorte de théologie politique, mais fondée sur le postulat inverse que l'homme est bon par nature, et qu'il peut donc s'autogouverner.
Enfin, si Carl Schmitt fonde sa pensée sur un certain pessimisme anthropologique, il n'en oublie pas moins que le monde est bon, et que l'homme est appelé à la rédemption : c'est précisément l'Eglise, institution juridique, qui est la médiation entre l'homme et Dieu. Par ailleurs, la mission du politique est bien de permettre cet accomplissement eschatologique de l'histoire. Carl Schmitt n'est pas un théologien, mais il considère qu'il ne peut y avoir de pensée politique sans transcendance. C'est en cela que réside ce que l'on peut désigner comme une théologie politique de l'histoire.
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La question de la souveraineté
Carl Schmitt remarque que c'est la forme juridique de l'Eglise qui la rend universelle, d'une manière radicalement différente de tout projet d'unification mondiale. Avec la Sociétés des Nations en effet, les démocraties montrent qu'elles ont besoin d'un exutoire supra-étatique. La SDN est en réalité une fausse forme d'universalité, elle n'apporte rien de plus aux Etats, et elle est d'ailleurs incapable d'instaurer une vraie paix. L'Eglise semble à Carl Schmitt la seule à pouvoir garantir une paix véritable par la personne-fonction du pape. Sa formule si fameuse, «est souverain celui qui peut décider dans des situations exceptionnelles» est tirée de la Théologie politique (1922). Elle renvoie à l'idée que l'infaillibilité de la fonction pontificale est dans sa capacité à décider, ce qui est tout à fait contraire au système démocratique. En cela Carl Schmitt semble influencé par Joseph de Maistre.
Au sujet du ralliement de Carl Schmitt au Troisième Reich, s'il est indéniable qu'il fut d'abord un plein consentement, il faut aussi le nuancer : il fut en effet disgracié en 1936, à cause notamment de son engagement tardif, de son antisémitisme(3) pas assez prononcé et surtout à cause de sa foi catholique. Mais le national-socialisme lui était apparu comme le moyen d'en finir avec la démocratie libérale, et de répondre à sa théorie d'un Etat fort et fonctionnel qui pourrait user de la contrainte. Il en arrive même sur plan religieux à ce que l’orateur appelait un « christianisme païen », encore étroitement lié au cadre national, comme il l’aurait été dans un temps ancien.
Cependant l'expérience national-socialiste lui a fait prendre conscience des limites de l'Etat moderne, conception qu'il faudrait dépasser un jour ou l'autre. D'où sa théorie des «grands espaces»(4), qui ne renverrait pas à un monde unifié, voire uniformisé (c'est le rêve libéral) mais davantage à un monde de pluralisme autour de pôles civilisationnels. En effet, Carl Schmitt critique l'opinion selon laquelle les guerres pourraient cesser définitivement : il rappelle que l'on ne peut pas se passer d'ennemi en politique - on se rappelle de sa conception anthropologique. Le récent conflit en Lybie est un bon exemple de la guerre que l'on voudrait maquiller en une simple opération de police, pour maintenir l'ordre mondial, alors qu'il s'agit uniquement de défendre une idéologie...
Carl Schmitt pose ainsi la question de la souveraineté du politique à un autre niveau que l'Etat, mais il ne s'agit nullement de l'idée d'un quelconque fédéralisme à la Delors, il s'agirait plutôt d'un Bund de grands Etats. Enfin, le grand fantasme moderne d'une paix mondiale est absolument contraire à l'eschatologie catholique qui espère le règne final de Dieu. La politique, comme le note Carl Schmitt est bien la distinction de l'ami et de l'ennemi et l'on voit bien que le monde unifié et uniforme que certains désirent est non seulement irréaliste mais aussi dangereux, car il ouvre les portes à la «guerre civile mondiale».
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D'où, en conclusion, toute l'importance de l'eschatologie catholique, qui impose aux catholiques la nécessité de s'investir profondément dans la condition humaine tant que le Royaume de Dieu n'est pas accompli. D'où, enfin, l'importance du politique.
Jean Darcey
(1) Notamment sous l'influence de Donoso Cortés (1809-1853), penseur espagnol contre-révolutionnaire qui élabora une philosophie politique et historique traditionaliste.
(2) Pour l'anecdote révélatrice du personnage, Carl Schmitt se maria deux fois avec une Serbe orthodoxe...
(3) Il s'agit en réalité davantage d'un antijudaïsme religieux.
(4) Grossraum, à ne pas confondre avec le Lebensraum hitlérien.
Précisons que ce compte-rendu ne saurait rendre la totalité d'une conférence aussi riche, et que toute erreur qui s'y trouverait serait à imputer à votre serviteur et non pas à l'orateur.
RépondreSupprimerJ.D.