« On pourrait dire que la troisième République est le fruit d’un « contrat » entre les républicains « historiques », maîtres du pouvoir depuis le 4 septembre 1870, et les milieux d’affaires, ralliés progressivement à partir de 1871 » (p. 11). C’est à partir de ce constat que Jean Garrigues, professeur à l’Université d’Orléans, met en œuvre une réflexion qui poursuit et prolonge les recherches entreprises dans le cadre de sa thèse de doctorat sur Léon Say et le Centre gauche. Il s’agit en effet, dans La République des hommes d’affaires, de mettre en évidence le rôle joué par les réseaux et l’influence du Centre gauche, représentant la grande bourgeoisie conservatrice et libérale, tant dans le ralliement des milieux d’affaires à la République que dans la forme prise par la vie et les institutions du nouveau régime, auxquels ils fournissent, de 1871 et 1879, plus de la moitié des ministres. L’auteur note en effet que ce champ d’investigation est demeuré largement délaissé par les historiens de la troisième République, d’autant plus que l’étude des réseaux d’influence unissant monde des affaires et pouvoir politique s’est prêtée à des discours polémiques sur le complot bourgeois ou le complot juif (p. 13). Jean Garrigues s’efforce donc de dresser un « diagnostic le plus fiable possible », « sans diabolisation ni hagiographie » en effectuant l’analyse systématique des « réseaux d’influence réciproque et des convergences entre les pouvoirs » (p. 13) de la proclamation de la République en 1870 à l’opposition au Bloc des gauches en 1902.
L’auteur s’emploie tout d’abord à mettre en évidence l’existence d’une « famille politique spécifique, habitée par une culture et par une tradition libérales » (p. 22), issue de l’opposition de la grande bourgeoisie libérale au Second Empire. Jean Garrigues s’attache ainsi à restituer minutieusement la sociabilité d’un milieu dont l’identité s’enracine dans une forte endogamie sociale. Il distingue la figure de Léon Say, partisan d’un « libéralisme intégral » (p. 26) aussi bien économique et social que politique, fondé sur le paternalisme, la propriété et la référence à 1789. Ce libéralisme absolu est donc pourvu de « tout un arsenal idéologique qui peut leur permettre de façonner le nouveau régime à l’image de leurs principes libéraux et conservateurs » (p. 39), d’un projet de société cohérent qui bénéficie des nombreux liens personnels tant amicaux que professionnels entre ses partisans et la grande bourgeoisie d’affaires et du relais d’une presse diversifiée. C’est cependant l’écrasement de la Commune qui apparaît, en leur montrant la possibilité d’une République conservatrice, comme le « catalyseur du regroupement et de l’engagement politique » des bourgeois libéraux (p. 21) et les conduit à soutenir la création du Centre gauche, quelques jours après la Semaine sanglante, pour soutenir Adolphe Thiers. L’auteur, dans cette première partie de l’ouvrage, s’emploie donc à dégager tant les moyens de l’influence du Centre gauche que les raisons qui poussent des hommes proches de l’orléanisme à s’allier aux républicains modérés.
La deuxième partie explore en effet la contribution décisive du Centre gauche à la construction de la République, du redressement financier obtenu grâce à la haute banque, qui montre la fiabilité financière du régime républicain et sa capacité à entreprendre le redressement économique à l’établissement d’une « République Centre gauche » (p. 162) propre à satisfaire les vœux de la bourgeoisie libérale et conservatrice. Le Centre gauche met ainsi en œuvre une « stratégie inlassable de ralliement » (p. 16) après la démission de Thiers le 24 mai 1873. Il se distingue en effet par sa « fermeté républicaine » (p. 123) face aux monarchistes tout en luttant pour une « Constitution centriste » (p. 128), notamment en obtenant un compromis sur le Sénat qui achève de lui rendre acceptable le régime républicain, qu’il défend contre l’Ordre moral : sa participation au gouvernement Buffet est « purement tactique » et vise à « préparer au mieux les élections futures, en ménageant les ralliements ultérieurs des indécis du Centre droit » (p. 135). Cette conduite permet au Centre gauche de s’affirmer comme le « maître du jeu pour instaurer les institutions républicaines » auquel revient la tâche de « mener à son terme le processus de républicanisation de la France » (p. 140), notamment en s’employant à former une majorité républicaine au Sénat et en manœuvrant conjointement avec la Gauche républicaine pour obtenir la démission de Mac-Mahon et l’élection de Jules Grévy.
Ainsi, fortement installé dans les institutions républicaines malgré sa marginalisation à la Chambre dès 1876, les hommes et les réseaux du Centre gauche occupent une place privilégiée dans une « imbrication politico-financière » (p. 177) qui se traduit par les « avantages, les privilèges, les protections que le pouvoir politique accorde aux élites financières » dans le cadre d’une « sociabilité du service rendu » (p. 177). L’auteur note par exemple la protection dont fait l’objet Léon Say de la part de Gambetta malgré son implication dans de véritables délits d’initiés (p. 199) en fournissant à ses amis financiers des informations qui leur permettent d’accomplir de lucratives spéculations en février 1879. « L’on va retrouver les mêmes enjeux, les mêmes compromissions, et souvent les mêmes hommes, notamment Say, Gambetta et Rothschild, dans le secteur clé du redressement économique, le secteur ferroviaire » (p. 205), dans lequel les milieux d’affaires et les grandes compagnies parviennent à écarter la nationalisation initialement prévue par les républicains. La chute de Gambetta en janvier 1882 apparaît ainsi en partie comme le fait de « lobbies libéraux » (p. 232) dont Jean Garrigues retrace la défense du libre-échange contre le protectionnisme, poursuivi par les libéraux même après l’adoption du tarif Méline. Ce combat, même s’il s’avère « d’arrière-garde » (p. 245), parvient malgré ses limites à retarder l’entrée de la France dans le protectionnisme. L’auteur voit dans cet échec relatif des réseaux économiques et politiques du libéralisme l’une des raisons qui poussent les hommes du Centre gauche à soutenir vigoureusement la politique de colonisation, qui fait figure d’ « exutoire aux ambitions déçues du libre-échange » (p. 246).
L’influence du Centre gauche dans l’installation de la République ne se traduit cependant pas seulement par ces « bénéfices des hommes d’affaires » (p. 177) mais par la « tonalité conservatrice » (p. 259) des institutions, notamment du Sénat, « forteresse inexpugnable » (p. 261) où les hommes d’affaires sont surreprésentés et s’efforcent de faire valoir leurs vues conservatrices et libérales : si les députés du Centre gauche se plient à la discipline républicaine dans les lois de laïcisation de l’enseignement de 1879, les sénateurs s’emploient jusqu’en 1882 à la contrecarrer au nom de la défense de la liberté religieuse, ce qui leur permet de renouer des liens avec la droite. Cette inflexion conservatrice est confirmée par l’évolution de l’électorat du Centre gauche, que la peur du radicalisme pousse à voter pour l’ancienne droite monarchiste en 1885. La défense de la liberté patronale et de la plus stricte orthodoxie libérale permet aux sénateurs du Centre gauche de montrer leur « opiniâtreté conservatrice » (p. 279) et leur capacité à bloquer les processus législatifs, notamment en matière fiscale. Les libéraux parviennent ainsi à s’affirmer comme le « premier bastion de l’antisocialisme » (p. 290), sur le plan tant doctrinal que politique.
La dernière partie de l’ouvrage s’attache donc à restituer l’ « héritage libéral » (p. 302) qui survit à l’éviction du pouvoir des libéraux au début des années 1880 et à la dissolution du groupe Centre gauche de la Chambre en 1886. Jean Garrigues note en effet que « la famille républicaine n’est plus soudée par le ciment de la construction républicaine », de sorte que « la « pensée unique » d’une République libérale et conservatrice est remise en cause par la poussée des radicaux » (p. 312), tandis que l’identité du Centre gauche s’est diluée dans la « nébuleuse des modérés » (p. 312). C’est donc en s’efforçant de construire un « grand parti central » (p. 310) regroupant tous les adversaires du radicalisme et s’ouvrant aux anciens monarchistes ralliés au régime républicain, que les héritiers du Centre gauche s’efforcent de mettre en œuvre une rénovation libérale autour d’hommes comme Alexandre Ribot, Jean Casimir-Périer, Charles Jonnard ou Louis Barthou, qui revendiquent moins clairement que leurs aînés leur identité libérale, mais conservent leurs liens avec les milieux d’affaires (p. 319). Cette rénovation permet aux libéraux de retrouver des portefeuilles ministériels au début des années 1890 et à Casimir-Périer d’être élu à la présidence de la République en 1894. Le nouvel équilibre est cependant rompu par l’affaire Dreyfus, qui conduit les libéraux à adopter des positions antidreyfusardes par refus de toute alliance avec les radicaux. « C’est la première fois qu’une crise républicaine les repousse à droite de l’échiquier politique », note Jean Garrigues (p. 334). Rejetés dans l’opposition au waldéckisme, ils parviennent à maintenir leur influence politique grâce à leur « extraordinaire capacité d’adaptation, indissociable de leur pouvoir économique » (p. 333), qui conduit les radicaux à transiger avec eux. « C’est pourquoi la République qui commence sera elle aussi une République des hommes d’affaires » (p. 360).
C’est en effet la capacité d’adaptation d’une culture politique libérale étroitement liée aux idées comme aux intérêts de la grande bourgeoisie d’affaires que l’ouvrage de Jean Garrigues permet de mesurer, montrant notamment comment une famille politique marginalisée sur le plan parlementaire est parvenue à conserver son influence, jusqu’à imprégner de ses vues et de ses pratiques ses propres adversaires. La République des hommes d’affaires, en mettant en évidence les réseaux de la bourgeoisie libérale, se distingue ainsi par son apport documentaire sur la sociabilité parlementaire et ses rapports aux milieux d’affaires, qui permettent d’expliquer la continuité des principes conservateurs au sein du régime républicain. Cependant, comme l’a noté Eric Phélippeau (Revue française de science politique, 1999, volume 49, pp. 322-324), l’accent mis sur les réseaux d’influence des milieux libéraux conduit l’auteur à négliger l’étude du comportement des hommes du Centre gauche auprès de leur électorat. A l’exception du cas parisien, brièvement évoqué (p. 47), l’auteur ne dit rien ou presque de l’ancrage électoral local des notables du monde des affaires.
Cette lacune s’explique peut-être par le projet même de Jean Garrigues : « Pourquoi l’historien renoncerait-il à ses droits de citoyen, à son devoir d’indignation, lorsque le fonctionnement de la démocratie lui semble détourné au profit d’une élite ? Faut-il redouter la vindicte des nouveaux ayatollahs du « libéralement correct » ? » Il s’agit de conduire une recherche « citoyenne », qui permet de « dégager aussi bien les vertus de l’argent bâtisseur que les vices de l’argent destructeur » (p. 371). Les vertus de l’argent bâtisseur et les vices de l’argent destructeur : il semble en effet que c’est antithèse qui imprègne jusqu’à la construction de l’ouvrage. Aux deux premières parties, qui montrent le pouvoir « bâtisseur » des milieux d’affaires par leur capacité à faire échouer l’Ordre moral et à affermir la République, succèdent trois parties illustrant le pouvoir destructeur d’élites économiques libérales désormais solidement installées dans les institutions du régime qu’elles ont contribué à établir. L’auteur semble lui-même résumer ainsi l’idée maîtresse de son ouvrage : « Il est évident que le soutien accordé par les milieux d’affaires aura son prix, un prix fort que le pouvoir devra payer aussi bien sur le terrain politique que sur le terrain économique et social » (p. 16). L’action des hommes du Centre gauche est donc évaluée positivement jusqu’à ce que, la stabilité du régime républicain étant assurée, ils manquent un rendez-vous avec l’histoire en combattant l’évolution, jugée inéluctable, de la société française vers le radicalisme.
Cette faiblesse ne diminue cependant en rien l’un des principaux intérêts de l’ouvrage, la manière dont la bourgeoisie libérale et conservatrice a conduit avec succès une « stratégie inlassable de ralliement » (p. 16) au régime républicain, poursuivie bien au-delà de l’installation de la République, au début des années 1890, en direction de Jacques Piou et de la Droite constitutionnelle. « C’est la continuité du ralliement des conservateurs à la République, commencé en fait en 1871 » (p. 312). Face à la montée du radicalisme et du socialisme, le libéralisme, en ralliant peu à peu autour de lui les anciens monarchistes, a ainsi contribué à la marginalisation de toute opposition aux principes mis en œuvre par le nouveau régime. En décrivant les réseaux, la sociabilité des bourgeois libéraux, les moyens de diffusion de leurs idées, Jean Garrigues met donc en évidence les mécanismes du phénomène du ralliement en même temps qu’il conduit à se demander dans quelle mesure il sauvegarde ou au contraire anéantit à terme l’influence des « ralliés ».
Louis-Marie Lamotte
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