mardi 25 octobre 2011

Recension : Catherine MASSON, Le cardinal Liénart. Evêque de Lille (1928-1968), Cerf, Paris, 2001, 769 pages



Y a-t-il eu une « option fondamentale » que l’épiscopat français aurait prise au lancement de l’Action catholique selon le cardinal Marty, à la condamnation de l’Action française selon Jean Madiran, et que le second concile du Vatican aurait « authentifiée[1] » ?
L’ouvrage de Catherine Masson, maître de conférence à la Faculté libre de sciences humaines de Lille, Le cardinal Liénart. Evêque de Lille (1928-1968), issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1999, fournit peut-être quelques éléments de réponse. « Evêque de Pie XI » selon sa propre expression, figure emblématique d’une génération de prélats français nommés dans le sillage de la condamnation de l’Action française, créé cardinal par Pie XI dès 1930, Achille Liénart était présenté au Pape par le cardinal Gasparri comme « l’un de nos évêques nouvelle manière » (p. 155), et Yves-Marie Hilaire, dans la préface qu’il donne à l’ouvrage, le qualifie de « véritable cardinal de la mission » (p. 11). C’est avant tout sous ce rapport, celui de l’effort pastoral de l’évêque de Lille, que Catherine Masson envisage la vie et l’action de cette grande figure française de l’Eglise du XXe siècle.
L’ouvrage, d’une lecture agréable et aisée, se compose de cinq grandes parties qui s’attachent à restituer les différents aspects de l’œuvre pastorale du cardinal Liénart. Catherine Masson examine tout d’abord l’ « enracinement » de la « vocation pastorale » (p. 23) d’Achille Liénart, issu de la petite bourgeoisie catholique de Lille, formé, dans le contexte des inventaires et de la crise moderniste, au séminaire de Saint-Sulpice. Brièvement professeur au séminaire de Cambrai, il se distingue pendant la Première Guerre mondiale comme aumônier d’un régiment d’infanterie, ce qui lui vaut d’être décoré à six reprises, avant d’être nommé en 1926 curé doyen de Tourcoing. Nommé en 1928 évêque du jeune diocèse de Lille, érigé en 1913, Mgr Liénart acquiert rapidement une grande popularité et reçoit le cardinalat en 1930, à seulement quarante-six ans. C’est à ses initiatives pastorales des années 1930, qui lui donnent la réputation d’un « cardinal des ouvriers » (p. 125), que l’auteur consacre donc la deuxième partie. La suivante explore la conduite du Cardinal pendant la Seconde Guerre mondiale. Fidèle à la personne du maréchal Pétain en dépit de son « apolitisme de principe » (p. 326), le cardinal Liénart peine à discerner les évolutions du régime de Vichy et sa soumission de fait à l’occupant, et ne prend conscience que très tardivement de la capacité des Alliés à gagner la guerre. Dans la quatrième partie, Catherine Masson s’attache à montrer la « fidélité dans un monde qui change » (p. 339) d’un Cardinal en effet fidèle à ses intuitions des années 1930, qui le conduisent à mettre l’Action catholique au cœur de sa pastorale et à soutenir l’expérience des prêtres-ouvriers. Enfin, la dernière partie s’efforce de placer la mission de l’évêque dans son contexte universel, qu’il s’agisse de l’appui aux missions du diocèse de Lille, que Mgr Liénart jumelle avec le Cameroun, ou de son rôle au sein de l’Assemblée des cardinaux et des archevêques (ACA) et au concile Vatican II.
Catherine Masson livre donc le portrait d’un homme qui a « traversé les grandes crises du XXe siècle et vu l’émergence, souvent douloureuse, d’un monde confronté aux grands débats, idéologiques, économiques, sociaux, politiques, internationaux, qui ont fait l’histoire contemporaine » (p. 19), même si elle reconnaît n’avoir pu conduire une recherche approfondie sur l’action, sans doute considérable, du Cardinal à la présidence de l’ACA (p. 561). Peut-être est-il également possible de regretter, malgré les critiques formulées par l’auteur, notamment à l’encontre de son défaut de lucidité quant à la nature du régime de Vichy ou à l’évolution de l’Action catholique après 1945, le ton parfois proche de l’hagiographie[2], qui laisse percer comme une nostalgie de la personne et de l’épiscopat de Mgr Liénart. On peut regretter également la brièveté avec laquelle l’auteur évoque l’hostilité précoce d’Achille Liénart, jeune prêtre-étudiant, à l’Action française, ou sa sympathie mêlée de réserves doctrinales pour le Sillon de Marc Sangnier (p. 40), d’autant plus que son opposition au mouvement de Charles Maurras revêt une importance sans doute décisive dans sa nomination deux ans seulement après la condamnation romaine.

L’un des principaux intérêts de l’ouvrage, outre le portrait d’une figure chrétienne assurément attachante à bien des égards, se trouve certainement dans l’analyse minutieuse que fait Catherine Masson de la ligne pastorale adoptée par le Cardinal, « fidèle à ses grandes options ». Elle s’attache en effet à mettre en évidence, au-delà de la rupture constituée par la Seconde Guerre mondiale, la « remarquable continuité » (p. 505) qui caractérise l’épiscopat d’Achille Liénart et qui se manifeste par la priorité presque absolue donnée aux mouvements d’Action catholique. Le Cardinal, relayant en France les grandes orientations du pontificat de Pie XI, donne à l’Action catholique une « place de premier plan dans la pastorale de son diocèse, plus particulièrement à l’Action catholique spécialisée, renvoyant chaque chrétien à l’évangélisation de son milieu » (p. 156). Il met en œuvre dès le début de son épiscopat une « pastorale de conquête » (p. 505) dont témoigne sa devise épiscopale, Miles Christi Iesu, « Soldat de Jésus-Christ », et qui semble expliquer tant le dynamisme du diocèse dans les années 1930 que les difficultés qu’il commence à connaître dans les années 1950, lorsque l’évêque pousse à l’extrême la spécialisation des mouvements d’Action catholique, souvent au détriment des œuvres de piété, des patronages, du scoutisme ou des paroisses elles-mêmes, dont la vitalité n’est plus envisagée qu’en tant qu’elles sont « essentiellement au service de l’Action catholique » (p. 414), tandis que l’éclatement des groupes de militants contribue à isoler le Cardinal comme à faire prévaloir les solidarités de classe sur la mission spirituelle.
L’essoufflement de cette pastorale, rendu manifeste notamment par la crise du recrutement sacerdotal, de quatre-vingt ordinations sacerdotales par an au début des années 1950 à huit seulement en 1969 (pp. 484-485), n’empêche pas le cardinal Liénart de demeurer fidèle à ses grandes orientations. « Sans doute, note l’auteur, y eut-il quelques distorsions entre une action pastorale enracinée dans l’expérience de la première moitié du XXe siècle […] et la capacité à faire face aux dérives qui se manifestèrent à la fin des années 1940 » (p. 506). Ainsi le cardinal Liénart, en dépit de son incontestable opposition au communisme, semble-t-il manquer de lucidité devant les infiltrations marxistes dont sont victimes tant les militants que le clergé qui les encadre. Il témoigne d’ « un certain immobilisme de la pensée » (p. 466), qui apparaît encore lors du concile, où il continue à défendre, contre le cardinal Suenens, une Action catholique spécialisée et mandatée, pourvue d’un fort encadrement clérical (p. 418).
C’est ainsi qu’Achille Liénart, tout son épiscopat durant, apparaît véritablement comme un « évêque de Pie XI », attaché aux formes d’apostolat élaborées dans les années 1920 et 1930 au point de ne pas voir les dangers d’une pastorale où elles joueraient un rôle presque exclusif et la crise profonde dans laquelle elles contribuent à faire entrer le diocèse de Lille après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la « pastorale de conquête » du catholicisme intégral s’essouffle pour céder la place à une pastorale de simple présence au monde.

Il est donc possible, à la lumière de l’ouvrage de Catherine Masson, de considérer, à la suite du cardinal Marty comme de Jean Madiran, qu’il y a bel et bien eu une « option fondamentale » d’une partie au moins de la hiérarchie catholique française, une option résolument pastorale prise sous l’impulsion du pontificat de Pie XI, qui a conduit des évêques à privilégier nettement certaines formes d’apostolat et à les maintenir en dépit des graves déviations qu’elles connaissaient. Il reste cependant à savoir si ce choix pastoral a été ou non « authentifié » par Vatican II. De nouveau, l’ouvrage de Catherine Masson peut se révéler d’une aide précieuse, en tant qu’il restitue l’évolution des positions du cardinal Liénart en matière d’œcuménisme et de dialogue interreligieux, de liturgie et d’ecclésiologie.
Si Achille Liénart découvre l’œcuménisme non seulement au niveau de la doctrine, mais aussi de la pratique pendant la Première guerre mondiale en tant qu’aumônier militaire (p. 73), la place qu’il accorde au judaïsme dans l’histoire du salut évolue considérablement entre 1950, date à laquelle il estime que le peuple juif a été « dans son ensemble […] infidèle à sa vocation » (p. 355), et 1960 : il n’est alors « plus question de conversion » et « aucune restriction ne limite les échanges entre les deux religions » (p. 356). La radicalité de cette évolution, que l’auteur attribue au « contact des événements, des rencontres et de la parole de Dieu » (p. 357), malheureusement sans se montrer beaucoup plus précis, va jusqu’à pousser le Cardinal à demander, lors de la deuxième session de Vatican II, que la question du judaïsme et même de l’islam soit traitée dans le cadre du schéma sur l’œcuménisme, ce que refusent cependant les Pères (p. 356). Sur ce point Nostra Aetate semble donc avoir « authentifié », quoique avec une certaine modération, une position qui ne remonte cependant ni à la condamnation de l’Action française, ni au lancement de l’Action catholique, mais à la veille du Concile.
L’intérêt du cardinal Liénart pour la liturgie paraît s’affirmer dès l’époque de sa formation au séminaire de Saint-Sulpice, où il découvre, selon ses propres termes, la « valeur éducatrice du culte divin » (p. 32). Evêque contemporain du Mouvement liturgique et des évolutions décisives des années 1950, il s’efforce de mettre « véritablement l’eucharistie au cœur de la vie chrétienne », consacrant entièrement au « renouveau du saint sacrifice de la messe » sa lettre pastorale de 1957 pour mieux en affirmer la « dimension communautaire » et missionnaire. Cependant, si Catherine Masson mentionne les « nombreuses allusions à la liturgie » dans le discours pastoral du Cardinal (p. 379), l’ouvrage détaille peu ce point. Dans ses réponses à l’enquête antépréparatoire au Concile, le cardinal Liénart souhaite que soit recherchée la « participation active des fidèles à la liturgie » (p. 576), mais l’auteur n’explicite guère  la signification que le Cardinal prête à cette formule de saint Pie X, fréquemment utilisée et à des fins diverses. Il semble cependant qu’il a soutenu le Mouvement liturgique des années 1950, comme semblent l’indiquer ses interventions à Vatican II,  où il défend « l’œuvre des liturgistes contre ceux qui étaient davantage soucieux de défendre les dicastères romains » (p. 581). Ainsi, même s’il faudrait pour s’en assurer examiner attentivement l’ensemble des textes consacrés par l’évêque de Lille à la liturgie, le cardinal Liénart semble avoir contribué à promouvoir une liturgie conçue davantage comme un moyen d’apostolat que comme un culte public de louange à Dieu, ce qui s’inscrirait pleinement dans l’option pastorale prise dès le début de son épiscopat.
En matière ecclésiologique, la pensée du cardinal Liénart semble avoir connu des changements considérables. L’auteur s’emploie à montrer que « son terrain était la pastorale concrète, la mise en œuvre et non la pensée créatrice » (p. 466). Ainsi l’évolution de la pensée du Cardinal sur l’Eglise apparaît-elle commandée davantage par son expérience de président de l’ACA dans le contexte de la crise des prêtres-ouvriers que par une réflexion théorique. C’est en effet la condamnation romaine de l’expérience des prêtres-ouvriers en 1953 qui semble avoir conduit le Cardinal à souhaiter une approche plus collégiale du gouvernement de l’Eglise (p. 432). Le déroulement des sessions du Concile n’en semble pas moins avoir exercé sur sa pensée une influence décisive, le faisant passer d’une « conception très hiérarchique de l’Eglise à cette double ouverture vers le peuple de Dieu et la collégialité » (p. 584). Vatican II entérine donc une aspiration pratique du Cardinal tout en accélérant considérablement l’évolution de ses idées.
 « Plusieurs fois, note Catherine Masson, relisant des notes écrites avant le Concile, il barrait un paragraphe entier ou notait à côté des réflexions de ce type : Vatican II a mis l’accent sur les ordres essentiels, diaconat, sacerdoce, épiscopat […] Un peu plus loin, il biffait un paragraphe entier sur la liturgie, le déclarant périmé depuis le Concile » (p. 470). L’homme, tout en exerçant sur l’événement conciliaire une influence dont témoigne sa célèbre intervention du 13 octobre 1962, se laisse donc entraîner à son tour par une dynamique qui l’amène à réviser notablement ses propres positions. « Le Cardinal a su montrer qu’il était toujours soucieux d’aller plus loin dans l’annonce de l’Evangile, et qu’il était capable, jusqu’à la fin de sa vie, de se laisser emporter au souffle de l’Esprit qui bouscule habitudes et certitudes » (p. 471).

« Apothéose » de l’épiscopat du cardinal Liénart (p. 575), le Concile semble cependant précipiter la brutale désagrégation de son œuvre lilloise, comme si l’authentification au moins partielle par Vatican II de l’option pastorale prise dans les années 1930 signifiait sa stérilisation. Mgr Liénart semble avoir eu lui-même quelque conscience de l’ampleur des bouleversements connus par l’Eglise de France dans les années 1960 (p. 470), mais sans jamais cesser de regarder les évolutions en cours comme un indispensable renouveau. Si l’on peut discerner une « option fondamentale », celle-ci connaît donc après 1945 une mutation radicale dont les conséquences se révèlent désastreuses, sans que le Cardinal paraisse prendre la mesure de l’effondrement de son diocèse. On se demande ainsi quel sens pouvait encore avoir une option missionnaire dès lors que, dans un climat désormais dominé par l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, n’était plus recherchée la conversion des non catholiques. On se demande également, en considérant l’effrayant reportage télévisé sur le séminaire de Lille en 1972, soit quatre ans seulement après la démission de Mgr Liénart, si le Cardinal a laissé dans un tel état la formation des futurs prêtres.
L’ouvrage de Catherine Masson, retraçant efficacement et agréablement la vie et l’épiscopat d’une grande figure de l’Eglise de France au XXe siècle, apparaît donc comme une intéressante contribution à l’histoire des succès comme des limites d’une option pastorale qui a infléchi de manière décisive l’histoire du catholicisme français, en même temps qu’il illustre la tension entre le caractère profondément traditionnel d’un chrétien, par son milieu comme par sa formation, et l’appui du pasteur à des expériences ou à des innovations dont il n’a pas toujours su discerner les dangers.

Louis-Marie Lamotte


[1] Jean Madiran, Réclamation au Saint-Père, Nouvelles Editions Latines, 1974, p. 49
[2] « Si l’histoire retient le cardinal Liénart comme l’un des grands évêques du XXe siècle, ce sera d’abord et avant tout comme un pasteur, un grand pasteur qui connaissait ses brebis, les aimait, pouvait les abandonner toutes pour ramener celle qui s’était perdue, prêt à donner sa vie pour elles, à l’image de Jésus-Christ, le vrai pasteur, et selon son enseignement dans l’Evangile » (p. 595).
Les détracteurs du cardinal Liénart sont quant à eux parfois fort maltraités, notamment le cardinal Ottaviani, l’auteur se bornant à reproduire les jugements prononcés par l’évêque de Lille (p. 583).
De même, les obstacles mis par Mgr Marcel Lefebvre, archevêque de Dakar, au développement de l’Action catholique en Afrique sont désignés comme des difficultés qu’il faut « malheureusement » évoquer (p. 542).

2 commentaires:

  1. 'L’un des grands évêques du XXe siècle'?

    Ce qui ressort de ce compte-rendu, c'est plutot un homme qui n'était pas doué d'une grande intelligence; la question qui se pose alors, c'est comment il a pu monter à la tête de l'hierarchie francaise.

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  2. Cher John L.,

    Par "l'un des grands évêques du XXe siècle", j'entends bien sûr l'un des évêques qui ont le plus marqué l'Eglise de France au XXe siècle. Le cardinal Liénart est demeuré à la tête du diocèse de Lille pendant quarante ans, il a présidé l'ACA pendant des années et a fait partie du conseil de présidence du Concile. Lorsque j'écris qu'il s'agit d'une grande figure de l'Eglise de France, je pense relever avant tout un fait, indépendamment du caractère positif ou négatif du rôle joué par ladite figure.
    En ce qui me concerne, je n'ai guère de sympathie pour la pastorale adoptée dans les années 1950-1960, et je pense que le cardinal Liénart n'était pas cohérent (je ne puis juger de son intelligence, même s'il semble certain qu'il n'a pas fait preuve d'une grande lucidité en matière doctrinale). Vous posez la bonne question : comment a-t-il pu monter si haut dans la hiérarchie française ? Je ne suis pas en mesure de répondre.
    Bonne journée à vous,

    Louis-Marie Lamotte

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