L’élection inattendue du pape François devrait beaucoup,
lit-on ici ou là, à un discours qui, lors des congrégations générales qui ont
préparé le conclave, aurait fortement impressionné les cardinaux ; on se
plaît à y voir aujourd’hui la feuille de route, le « programme » qui
aurait emporté l’adhésion des cardinaux électeurs.
Un « programme » missionnaire
Il semble que le cœur de ce programme se trouve dans une
phrase que le cardinal Bergoglio aurait prononcée lors de ce discours, et mise
par écrit à l’intention du cardinal Ortega[1] :
« L’Eglise doit sortir d’elle-même et aller vers les périphéries. »
Le nouveau pontife romain n’a pas manqué de reprendre ce thème, notamment lors
de l’homélie de la messe chrismale, au cours de laquelle on compte cinq
occurrences du terme « périphérie[2] »,
et lors de sa première audience générale[3].
Il est donc permis de supposer que les thématiques que résume cette phrase se
trouvent bel et bien au cœur de la pensée du pape François, et de l’idée qu’il
a tant de sa propre mission que de celle de l’Eglise du Christ.
Ce discours, qui se veut résolument missionnaire, a
suscité des commentaires enthousiastes, ou du moins nettement élogieux. Le journaliste
catholique espagnol José Luis Restan, admirateur de Benoît XVI, a ainsi
consacré un article[4] très favorable à cette option missionnaire du pape François. « Le
Pape François, écrit le journaliste, veut une Eglise tournée entièrement vers
la mission, mais en plus il considère que les maux dont souffrent les
différentes réalités ecclésiales ont leur racine dans le narcissisme, dans un
être continuellement replié sur ses problèmes propres. » On trouve le même
accueil favorable sous la plume de l’abbé Guillaume de Tanoüarn[5].
Du cardinal François Marty au pape François
« L’Eglise doit sortir d’elle-même. » Il est
pour le moins étonnant que fort peu de catholiques aient relevé que l’expression
utilisée par celui qui était encore le cardinal Bergoglio n’est pas nouvelle. Elle
avait même retenu, en 1972, l’attention de Jean Madiran dans sa fameuse Réclamation au Saint-Père, que l’on ne
relira sans doute jamais assez[6].
Cette phrase, Jean Madiran l’avait trouvée dans la bouche du cardinal François
Marty, archevêque de Paris ; et, nous disait-il, elle est « apparemment
absurde ». Mieux encore : cette formule était justifiée par une option fondamentale missionnaire : L’Eglise doit sortir d’elle-même pour dire
le message, déclarait l’archevêque de Paris. « C’est l’option du pape,
je puis en porter témoignage », ajoutait-il, ce qui ne manque pas de sel
dans le contexte actuel.
Comment l’Eglise pourrait-elle sortir d’elle-même ?
On nous assure qu’il s’agit, dans l’esprit du pape François, de cesser de se focaliser
sur des débats internes sans intérêt qui empêchent les catholiques de porter
vraiment dans le monde la bonne odeur de Jésus-Christ ; et, à moins de
supposer que le successeur de Pierre ne souhaite pas faire connaître le divin
Maître dont il est le vicaire sur la terre, on ne peut que supposer que cette
interprétation correspond à l’intention profonde du pape François. Le problème,
cependant, n’est pas là. Il se trouvera peu de chrétiens sincères pour ne pas
souhaiter que l’Evangile soit toujours davantage connu, pour ne pas souhaiter
ardemment que le règne de Jésus-Christ s’étende toujours davantage dans les cœurs,
pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes. Le problème, comme l’a
noté très opportunément l’historien Luc Perrin sur le Forum Catholique[7],
ne se trouve pas dans le « cheminer, construire, confesser » de l’homélie
prononcée par le pape à la chapelle Sixtine au lendemain de son élection, mais
dans un quatrième « C » : Comment ?
L’éclairage du P. Cantalamessa : murs diviseurs
et simples détritus
Comment ? La question mérite tout de même d’être
posée. Jean Madiran cherchait le sens de la formule jugée absurde du cardinal
Marty dans une intervention du P. Congar. En dépit de toute la pertinence de
son analyse et du rapprochement qu’il opère entre le discours de l’archevêque
et du dominicain pour en dégager le sens, peut-être pouvait-on lui objecter – à
tort sans doute, mais là n’est pas le problème – qu’il rapprochait deux pensées
dépourvues de tout rapport. Le problème se pose de manière assez différente
dans le cas du pape François. En effet, le prédicateur de la maison pontificale
lui-même, le P. Raniero Cantalamessa, s’est chargé d’exprimer publiquement la façon
dont il concevait le comment de cette
sortie missionnaire de l’Eglise hors d’elle-même[8].
Peut-être sa pensée n’est-elle pas celle du pape ; il reste cependant qu’un
sermon prononcé en présence de ce dernier, sans que nul n’ait rien trouvé à y
redire, n’est probablement pas dénué de toute signification. Que disait le P.
Cantalamessa ?
Nous devons faire en sorte
que l’Eglise ne ressemble jamais à ce château compliqué et encombré décrit par
Kafka, et que le message puisse sortir d’elle libre et joyeux comme lorsqu’il a
commencé sa course. Nous savons quels sont les empêchements qui peuvent retenir
le messager: les murs diviseurs, à commencer par ceux qui séparent les
différentes églises chrétiennes entre elles, l’excès de bureaucratie, les
restes d’apparats, lois et controverses passées, devenus désormais de simples
détritus.
Que l’Eglise sorte d’elle-même, nous explique le
P. Cantalamessa, ne va pas de soi ; elle est comme retenue en elle-même
par des « murs diviseurs » qu’il convient d’abattre. Et ces murs
diviseurs, le prédicateur nous le dit très explicitement, ce sont ceux qui « séparent
les différentes églises chrétiennes ».
Le traducteur français a eu la bonté de traduire par « les
restes d’apparat » i resti di
ceremoniali, les restes de cérémoniaux : où l’on apprend que la liturgie
catholique, ou plutôt ce qu’il en reste après quelques décennies de démolition,
n’est qu’un mur diviseur bon à abattre, de « simples détritus » dont
il faut débarrasser l’Eglise du Christ.
Mais il y a mieux, ou plutôt, il y a pire. Le P.
Cantalamessa met au nombre de ces « murs diviseurs », de ces « simples
détritus », les « lois et controverses passées » qui séparent
les Eglises chrétiennes. N’est-ce pas dire, purement et simplement, que les
controverses qui ont opposé l’Eglise catholique aux protestants sur la Présence
réelle, sur le sacrifice de la messe, sur la pénitence sont des murs diviseurs
à abattre, que la doctrine catholique sur ces graves questions n’est qu’un
ensemble de détritus ? Il ne me semble pas que ce soit là faire un procès
d’intention au P. Cantalamessa. Il reste, fort heureusement, que ces mots ne
sont pas du Souverain Pontife ; qu’on les prononce en sa présence, avant
de faire de sa personne un éloge appuyé, n’a cependant rien d’anodin : ils
signifient au moins que certains hommes d’Eglise entendent pousser le
Saint-Père à abattre les supposés « murs diviseurs ».
L’éclairage du cardinal Kasper : un nouveau commencement
Le pape François a tenu à donner lui-même, quoiqu’indirectement, un autre
éclairage, en louant lors de son premier Angélus le cardinal Kasper, théologien
allemand renommé qui n’a pas caché la joie que lui avait causé l’élection du
cardinal Bergoglio : « Le cardinal Bergoglio a été dès le début mon
candidat et dès le début du conclave j’ai voté pour lui. Il représente un
nouveau commencement pour l’Eglise, pour une Eglise humble et fraternelle qui
est là pour les gens, qui revient à sa source : l’Evangile[9].
»
Un nouveau
commencement pour l’Eglise : on n’aurait su être plus clair ; on
n’aurait su surtout mieux revenir au rapprochement qu’établissait Jean Madiran
entre l’option fondamentale du
cardinal Marty et l’explication du P. Congar, pour lequel il s’agissait d’enjamber
quinze siècles de constantinisme. L’option fondamentale du cardinal Marty,
expliquait Jean Madiran, n’est pas tant une option « pour » la
mission qu’une option « contre » : contre l’être historique de l’Eglise.
Cette option « contre » a trouvé une expression radicale dans la
bouche du P. Cantalamessa, mais on la trouve aussi, sous une forme plus
mesurée, chez le cardinal théologien dont on sait qu’il s’est voulu spécialiste
de l’œcuménisme. L’Eglise doit sortir d’elle-même, sortir de son propre
enseignement, de ses rites, de ses lois, au nom de la mission et d’un supposé « pur
Evangile » : ce qui serait l’avènement d’un catholicisme nouveau qu’appelait
de ses vœux le journaliste Georg Weigel, un catholicisme évangélique vidé de
son contenu doctrinal traditionnel[10].
Il est encore trop tôt pour savoir exactement ce qu’entend
le pape François lorsqu’il déclare que l’Eglise doit sortir d’elle-même :
ni le P. Cantalamessa, ni le cardinal Kasper, en dépit de leur proximité réelle
ou supposée avec le Souverain Pontife, ne sont des interprètes autorisés de sa
pensée et de son enseignement, et il convient de ne prononcer aucun
jugement téméraire, et de conserver à l’endroit du successeur de Pierre le
respect et la piété filiale qui lui sont dus. Il est permis, en revanche, de s’étonner
de l’enthousiasme imprudent qu’un discours pour le moins ambivalent suscite chez ceux-là
mêmes qui n’auraient vraisemblablement pas eu de mots assez durs pour le qualifier avant
un certain 13 mars 2013.
Louis-Marie Lamotte
[6] Réclamation au Saint-Père, NEL, 1972, p.
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