jeudi 13 décembre 2012

Un philosophe nous parle de la Sainte Famille

Le philosophe Michel Serres a jugé opportun, dans un petit texte que l’on peut trouver sur la toile, de prétendre donner à l’Eglise catholique une leçon d’Ecriture sainte en nous livrant sa vision de la Sainte Famille.

"Cette question du mariage gay m'intéresse en raison de la réponse qu'y apporte la hiérarchie ecclésiale. Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c'est celui de l'Eglise, c'est la Sainte Famille. Mais, examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n'est pas le père : Joseph n'est pas le père de Jésus, le fils n'est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n'a jamais fait l'amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. La Sainte Famille, c'est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l'adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l'impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l'adoption. L'Eglise, donc, depuis l'Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l'adoption : il ne s'agit plus d'enfanter mais de se choisir. A tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez jamais parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant "je t'ai choisi", "je t'adopte car je t'aime", "c'est toi que j'ai voulu". Et réciproquement : l'enfant choisit aussi ses parents parce qu'il les aime. De sorte que pour moi, la position de l'Eglise sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l'Evangile selon Saint-Luc, ou de se convertir[1]."

Passons sur le ton passablement méprisant et supérieur qu’adopte, vis-à-vis de la misérable hiérarchie catholique qui n’a évidemment rien compris à la vérité de l’Evangile, le grand intellectuel patenté pour examiner son propos proprement dit.


Dans l’Evangile, nous dit le philosophe, on fait l’impasse sur la filiation naturelle : et pour cause. Car la filiation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est celle du Verbe engendré de toute éternité au sein du Père, Tu Patris sempiternus es Filius, comme le chante le Te Deum. Michel Serres peut-il expliquer comment la filiation du Fils éternel du Père, engendré dans un mystère proprement surnaturel, puisqu’il passe infiniment notre intelligence et notre nature humaines, pourrait être une filiation naturelle ?


La confusion des deux ordres
Notre philosophe, dans la manière dont il envisage la Sainte Famille comme modèle des familles chrétiennes, confond manifestement les deux ordres de la nature et de la grâce. C’est l’une des plus belles et des plus grandes vérités de l’Evangile que le Fils du Dieu vivant a voulu nous communiquer sa vie, nous rendre participants de la nature divine (2P I, 4). « Dieu s’est fait homme, dit saint Athanase, pour faire de l’homme un dieu. » Le chrétien est donc appelé à être un autre Jésus-Christ, un fils adoptif de Dieu. Mais c’est ici précisément que l’on voit l’absurdité du propos de M. Serres dans la façon dont il conçoit le rapport entre la Sainte Famille et les familles chrétiennes. En effet, si Notre-Seigneur ne veut rien d’autre que nous faire vivre de sa vie, s’il est donc évident que la vie chrétienne est une imitation de Jésus-Christ, un chrétien ne peut perdre de vue la différence qu’il y a à être fils de Dieu par grâce et par adoption, comme il l’est par son baptême, et être le Fils unique de Dieu par nature. Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, dans le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, déclarait ainsi que Marie est par grâce et par participation ce que Jésus est par nature et par conquête.
Ce point est tout à fait capital. En effet, quel chrétien soucieux d’imiter Jésus-Christ aurait l’impression de lui être fidèle en l’imitant jusqu’à affirmer comme lui qu’avant qu’Abraham fût, il est (Jn VIII, 58), ou que personne ne peut le convaincre de péché (Jn VIII, 46) ? « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous », disait saint Jean (1Jn I, 8). « Quiconque s’élève, sera abaissé », dit Notre-Seigneur (Lc XIV, 11) ; il est donc peu probable qu’il regarde favorablement un homme qui prétendrait comme lui être Dieu. L’imitation de Jésus-Christ suppose du chrétien la reconnaissance qu’il est une humble créature et un pauvre pécheur, et qu’il n’est que l’infusion de la grâce en son âme par Dieu qui puisse le faire vivre de la vie divine : le contraire serait non un signe de perfection spirituelle, mais de l’orgueil le plus haïssable.
Si la famille chrétienne doit imiter la Sainte Famille, ce ne peut donc pas être en ce que cette dernière a d’inimitable, à moins de mettre le comble à l’orgueil. La famille chrétienne ne peut imiter que par la grâce ce que la Sainte Famille est par nature. Dès lors que l’on a montré que Michel Serres confond les deux ordres, c’est toute son argumentation qui s’évanouit, ce sont toutes ses raisons qui s’effondrent comme un château de cartes – à moins que M. Serres ne parvienne à nous montrer que, selon la nature, les chrétiens ont été engendrés par le Père avant tous les siècles. Il  est permis de penser qu’il n’y parviendra pas, du moins pas en s’appuyant sur l’Evangile.
On pourrait même argumenter à front renversé : que Dieu ait voulu que Notre-Seigneur eût en saint Joseph un père putatif est un motif de plus d’affirmer qu’il faut à tout enfant un père et une mère sur cette terre. Le Fils de Dieu lui-même a voulu avoir un père adoptif humain pour grandir dans une famille selon les vœux du Créateur. Mieux encore : l’Evangile (selon saint Luc, celui que M. Serres nous demande fort aimablement de relire et d’étudier) nous précise qu’à Joseph et à Marie, Jésus était soumis (Lc II, 51). C’est assez dire que la sainte famille n’est pas une famille monoparentale ou recomposée, mais qu’elle montre au contraire combien Dieu a voulu que son Fils unique naisse et croisse sous la protection et l’autorité d’un père et d’une mère.


La famille, image de la Trinité
Cela n’enlève rien du reste à ce que la Sainte Famille nous enseigne par la réalité surnaturelle qu’elle reflète, et qu’après elle toute famille chrétienne doit refléter. Dans la religion chrétienne, tout est imitation de Jésus-Christ, venu apporter à tous les hommes une lumière ineffable descendue de l’éternité, du cœur même de la déité d'un Dieu un et trine : c’est ainsi que, de même que l’homme a été créé à l’image de Dieu, la famille est l’image sur la terre de la Très Sainte Trinité. Les uns engendrent, d’autres sont engendrés ; tous sont dans le don total de soi les uns pour les autres, comme Notre-Seigneur qui s’est fait obéissant jusqu’à la croix (Phil II, 9) où il s’est entièrement offert à son Père dans le Saint-Esprit, pour tout le genre humain dont il se constituait ainsi le chef par conquête. Or cette Sainte Famille qui nous montre Marie et Joseph se donnant entièrement à l’Enfant Jésus et à l’œuvre de Dieu, cette Sainte Famille n’est pas une famille monoparentale, recomposée ou homoparentale – c’est une famille composée d’un homme, d’une femme et d’un enfant pour lequel les deux premiers sont prêts à consentir à tous les sacrifices. « Un glaive transpercera votre âme », dit Siméon à Marie (Lc II, 35), à laquelle la Tradition a toujours attribué cette parole de l’Ecriture : « Voyez s’il est une douleur comparable à la mienne » (Lm I, 12). « A qui te comparer pour te consoler, ô Vierge ? Car ta douleur est grande comme la mer » (Lm II, 13). La famille qui a su protéger, avec Joseph prenant l’enfant et sa mère pour les soustraire à la colère d’Hérode (Mt II, 14), qui a su élever Notre-Seigneur, qui l’a présenté au Temple et conduit jusqu’au sacrifice rédempteur, manifestant la volonté de Dieu jusqu’à refléter la Trinité, était une famille pourvue d’un père et d’une mère. Peut-être n’est-ce qu’un hasard aux yeux de Michel Serres.




Marie a-t-elle choisi Jésus ?
Passons maintenant à ces propos curieux de notre philosophe selon lesquels dans l’Evangile, il ne s’agit plus d’enfanter, mais de se choisir. On ne voit pas où dans l’Evangile la Vierge Marie dit à Notre-Seigneur qu’elle l’a choisi (Fiat mihi secundum verbum tuum semble pourtant indiquer le contraire). Ici notre philosophe donneur de leçons ferait bien de lire l’Evangile, avant que d’inviter les ecclésiastiques à le lire. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis », déclare Jésus (Jn XV, 16). Marie a même si peu choisi d’être la Mère de Dieu qu’il a fallu que l’ange le lui annonçât, et qu’alors même elle affirme encore son désir de ne pas connaître d’homme, c’est-à-dire de demeurer vierge, de sorte qu’elle demande comment le mystère de l’Incarnation s’accomplira. Marie a aussi pleinement que librement consenti par son fiat au dessein divin ; mais ce dessein, elle ne l’a pas choisi. Elle ne choisit pas même le nom de Jésus (Lc I, 31). C’est en Dieu que se trouve le choix qui a valu à la Très Sainte Vierge le privilège de la maternité divine ; en Dieu, et non pas en Marie, humble servante du Seigneur (Lc I, 38, et I, 48).
 
 
L’intérêt de l’article se trouve ailleurs : il montre surtout comment nos bons intellectuels patentés déraisonnent souverainement aussitôt qu’ils se piquent de religion et d’Ecriture sainte, en ignorant jusqu'aux distinctions élémentaires. Pour certains d’entre eux, la pensée chrétienne semble représenter un vieillerie qu’il faut fuir, au risque de ne plus la comprendre. Le résultat est que, comme des feuilles mortes, ils cherchent la chute, chérissent de choir et cultivent la déchéance. Hors de l’Eglise, l’Evangile est un poison, disait Joseph de Maistre. Hors de l’Eglise, dans la bouche d’un philosophe qui confond allègrement l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce, l’Evangile est un poison, ou du moins une nourriture bien indigeste pour l’homme qui ne vit pas que de pain, mais de toute parole jaillie de la bouche de Dieu (Mt III, 4).
 
 
Louis-Marie Lamotte et Dupleix
 
Cet article a également été publié sur le site ami Le Rouge et le Noir.










[1] Entretien accordé par Michel Serres à La Dépêche du Midi et paru le mercredi 24 octobre 2012

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