Compte-rendu : Philippe DARRIULAT, Les patriotes : la gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Éditions du Seuil, Coll. L'Univers historique, 2001, 336 p.
Philippe Darriulat, né en 1958, historien, professeur d'histoire-géographie au lycée d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), est aussi un homme engagé en politique : ancien président de l'Union nationale des étudiants de France - Indépendante et démocratique (UNEF-ID), cadre du Parti socialiste, il fait aujourd'hui partie, avec Henri Emmanuelli et Benoît Hamon, du club Un Monde d'Avance ; il est adjoint au maire du 18e arrondissement de Paris en charge des affaires scolaires et de la recherche.
Il soutient en 1989 sa thèse de Doctorat : « Albert Laponneraye, journaliste et militant socialiste du premier XIXe siècle », réalisée sous la direction de Philippe Vigier à l'Université Paris X Nanterre. Il obtient en 1996 l'agrégation externe d'histoire et le CAPES.
Il enseigne, depuis 2009, l'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Lille.
Parmi ses axes de recherche figurent la politisation des sociétés contemporaines prédémocratiques, la construction des identités nationales et l'histoire du parti républicain.
Un ouvrage sur le courant républicain
Cet ouvrage d'histoire politique et des mentalités brosse le portrait du courant républicain entre 1830 et 1870 à travers le prisme de la notion de patrie, du patriotisme et des problèmes idéologiques et politiques qu'il sous-tend. L’auteur relève en effet d'emblée le paradoxe entre la volonté révolutionnaire - qui couvre toute la période - de propager la Révolution à travers toute l'Europe, et en même temps la conviction que seule la France peut guider l'ensemble des nations vers l'accomplissement démocratique. Mais s'il existe un conflit entre universalisme et patriotisme fervent (la France menacée par la réaction, la France éducatrice des peuples), il n'est peut-être qu'apparent : la nation n'est pas une fin en soi, elle est davantage un sentiment, une aspiration à la liberté et à l'égalité juridique que tous les peuples partageraient. Toutefois, toutes les nations ne sont pas amenées à jouer le rôle de la France, "reine des nations" au sein de la future République universelle. L'auteur consacre un chapitre à la crise belge, montrant que les républicains étaient très hostiles à l'unification nationale sous l'égide d'un monarque, qu'ils estiment d'ailleurs sous la coupe de l'Angleterre, et qu'ils auraient préféré une annexion pure et simple de la Wallonie par la France. Un autre chapitre est dévolu à l'«anglophobie républicaine», la figure de l'aristocrate anglais condensant aux yeux des républicains tout ce qu'ils réprouvent : égoïsme, industrialisme et règne de la finance, et ce faisant, le peuple anglais, lui, était quelque peu oublié. Cet exemple parmi d'autres lieux communs (l'auteur évoque aussi la naissance d'un antisémitisme politique, hostile au "Juif" comme type d'homme cupide) appuie l'idée d'un certain chauvinisme proprement républicain, qui, s'il n'a rien du racisme scientifique futur, contraste avec l'aspect cosmopolite de ce premier courant républicain.
Les accents bellicistes de ce patriotisme réapparaissent à chaque crise politique depuis 1792, lors des Trois Glorieuses en 1830, en février et en juin 1848, en juin 1849 et plus tard en 1870, mais une véritable césure est marquée dans la pratique et l'idéologie politique des républicains à partir du coup d'Etat du 2 décembre 1851. En effet, Napoléon III avait d'abord été élu Président de la République au suffrage universel, et outre l'Eglise et l'armée, il s'appuie sur le petit peuple, en particulier la paysannerie. Dès lors les réflexions politiques des républicains -dont les meneurs ont été sévèrement réprimés- évoluent, on s'interroge sur les causes du désastre, et une idée se fait jour selon laquelle ce ne sont pas les institutions politiques mais les conditions sociales qu'il faut changer. Ainsi, l'auteur montre bien l'évolution de ce patriotisme confronté à la réalité et aux contingences politiques, d'une conception abstraite et purement politique de la nation alors que son homogénéité est loin d'être accomplie, à des préoccupations plus sociales, se traduisant par un langage plus réaliste mais aussi plus pacifiste.
Si la France est toujours un modèle pour le monde, la Révolution, pour les patriotes du milieu du XIXe siècle, ne doit plus être propagée par les armes, elle doit d'abord aboutir dans des réformes sociales en collaboration avec les mouvements de gauche de toute l'Europe, d'où la naissance du premier internationalisme, de courants proprement socialistes, communistes voire anarchistes qui s'épanouiront vraiment à la fin des années 1860. Le patriotisme républicain prend dès lors une tournure plus défensive, empruntant le compromis qui était celui de Lamartine dans son célèbre Manifeste du 4 mars 1848, et qui avait été par la suite vivement critiqué à gauche. Cela dit, la nouvelle génération républicaine de la fin des années 1860 est davantage consciente des enjeux de la politique européenne, et s'inquiète de la montée en puissance de l'Allemagne, elle prône un patriotisme plus rationnel et scientifique quand celui de la génération précédente était largement romantique et sentimental. Il n'empêche que le mythe national est toujours fédérateur et que l'ouvrier se sent d'abord citoyen avant de se sentir prolétaire. L'ouvrage se termine par la défaite de 1871 et l'évocation de la Commune représentant le dernier avatar du patriotisme révolutionnaire. Désormais les révolutionnaires seront franchement antimilitaristes et internationalistes, et le patriotisme sera surtout un ciment consolidant le nouveau régime républicain face à l'adversité.
Un point méconnu : le chauvinisme de gauche
Comme il l'écrit en introduction, l'auteur a voulu combler un déficit double dans l'historiographie française, tant du point de vue de l'histoire des républicains, qui privilégiait des aspects qui ont davantage influencé le développement ultérieur idéologique de la gauche française (laïcité, démocratie...) que de l'histoire du nationalisme, qui avait tendance à négliger voire ignorer le courant républicain parmi les idéologies de la Nation, pourtant premier chronologiquement. Ph. Darriulat échappe à une pensée schématique qui associerait sans nuances le patriotisme de gauche au nationalisme contre-révolutionnaire de droite. Il a le mérite de lever le voile sur un point méconnu, ou délaissé parce que gênant par l'historiographie qui est celui d'un chauvinisme de gauche au-delà d'un simple patriotisme soucieux d'humanitarisme : un chauvinisme assumé qui chez une partie des patriotes revendique la «mission civilisatrice de la France» et ainsi approuve la colonisation (certes en en dénonçant souvent les excès), qui n'hésite pas à prendre une tournure impérialiste dans des discours grandiloquents (voir l'ambiguité autour de l'épopée napoléonienne), et qui ne rechigne pas à désigner de manière pationnelle l'ennemi extérieur (l'Anglais) et l'ennemi intérieur (les traîtres à l'intérêt national, le "Juif"), flattant l'opinion populaire.
Une étude qui privilégie l'histoire des idées
L'auteur a préféré donner la parole aux patriotes eux-mêmes à travers essentiellement leurs organes de presse (en particulier La Tribune et Le National), leurs discours politiques et des citations littéraires, qu'elles soient d'auteurs inconnus ou de grandes plumes comme Hugo.
Or le lecteur aurait peut-être apprécié des analyses plus sociales du profil des patriotes, une géographie des différents mouvements, leur insertion économique, ou sur un plan plus personnel des correspondances privées qui auraient davantage laissé paraître leurs motivations, outre la perpétuation du mythe révolutionnaire après l'épopée qu'avaient vécu leurs pères. Peu est dit sur les conflits sociaux qui secouent épisodiquement la France, tandis qu'une large place est faite à la politique extérieure et à ses retentissements - ces deux dimensions ne s'excluent d'ailleurs pas.
Il reste que l'analyse tenant à l'histoire des idées et des mentalités est très fine, expliquant l'évolution des patriotes républicains en s'attachant de façon très serrée à des concepts qui sont comme des leitmotiv, tels la Révolution, la patrie, le peuple, selon les aléas de l'histoire politique et de l'autocritique qu'ont pu faire d'eux-mêmes les républicains. Du reste ce récit chronologique (ou chrono-thématique) est très documenté, renvoyant même à des sources lithographiques, pourtant sa lecture reste fort agréable, d'ailleurs facilitée par un index des noms propres dense, et l'ouvrage s'appuie sur une riche bibliographie.
Jean Darcey
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