mardi 10 avril 2012

L'inexorable perte de souveraineté économique des Etats européens


Selon la typologie établie par l'économiste Richard Musgrave en 1959, l’une des trois fonctions de la politique économique est la stabilisation des fluctuations économique à court terme : au cours du temps des chocs peuvent faire dévier l’économie de son équilibre de long terme : la hausse du prix du pétrole par exemple induit un ralentissement de l’activité. La formation d’une bulle immobilière conduit au contraire à une surchauffe temporaire. On dit qu’à court terme l’activité économique fluctue autour de sa tendance de long terme. C’est là qu’intervient la politique de stabilisation : l’Etat essaye de réduire l’écart entre la production effective et son niveau potentiel. En période de surchauffe, il faut ralentir l’activité (en augmentant le coût de crédit aux entreprises par exemple) ; et en période de ralentissement, il faut au contraire soutenir l’activité, en subventionnant  la demande, par exemple.

Richard Musgrave, pofesseur d'économie politique à Harvard

Depuis la mise en place de la monnaie unique, les Etats concernés ne disposent plus que partiellement de la fonction de stabilisation de leur politique économique. Depuis la crise des dettes souveraines, ils n’en disposent plus du tout, avec les conséquences dramatiques que nous observons en Grèce…. Pour autant, l’euro est-il le seul responsable de cette situation ? Celle-ci n’est-elle pas au contraire le fruit d’une évolution historique et économique inexorable ?

La perte de la fonction de stabilisation de la politique économique des Etats européens.
Analysons donc la fonction de stabilisation de la politique économique. Celle-ci dispose de trois outils : la politique budgétaire, la politique monétaire et la politique de change.
La politique budgétaire agit sur la consommation, car elle accroît les ressources disponibles des agents. La politique monétaire agit sur le taux d’intérêt, ce qui permet par exemple de faciliter l’investissement des entreprises et de désinciter les agents à épargner. La politique de change permet de rendre la production nationale plus attractive auprès des consommateurs étrangers (en dévaluant la monnaie) ou de rendre les produits étrangers, comme le pétrole, moins coûteux (en réévaluant la monnaie).
Ces  trois outils ne sont bien sûr pas indépendants entre eux : le modèle IS LM permet de comprendre l’importance d’une coordination entre politique monétaire et politique budgétaire : la politique budgétaire appliquée unilatéralement a pour effet de soutenir la demande mais aussi d’élever les taux d’intérêt, ce qui peut être dommageable pour les entreprises qui veulent se refinancer. La banque centrale peut alors décider d’augmenter la masse de monnaie en circulation, ce qui a pour effet de faire baisser les taux d’intérêt. Par la coordination de la politique monétaire et de la politique budgétaire, il est donc possible de maintenir l’économie à son niveau de production d’équilibre ; en contrepartie, les prix augmentent à long terme.
Sur ces trois outils de politique économique stabilisatrice, nous en avons perdus deux : la politique monétaire et la politique de change, désormais dévolus à la Banque Centrale Européenne (BCE) ; et à moins de sortir de l’euro il est impossible de trouver un mécanisme permettant à chaque Etat de récupérer ces deux outils. Voyons pourquoi :
Pourquoi l’euro exige l’abandon de la politique monétaire des Etats?
La banque centrale européenne a un seul objectif : maintenir un niveau d’inflation de long terme en-dessous du seuil de 2% par an. Contrairement à la Federal Reserve Bank, son homologue américaine, il n’y a pas un objectif de minimisation du chômage dans les mandats de la BCE. Celle-ci ne se soucie donc pas du niveau de l’activité au sein de la zone euro et n’est donc absolument pas tentée « d’accompagner » la politique budgétaire, selon les modalités vues plus haut. Au contraire, pour maintenir son objectif d’inflation, elle peut, dans certaines situations, être amenée à ne pas coopérer avec la politique budgétaire.
Le lecteur attentif doit alors se dire : il suffirait de réformer les statuts de la BCE et d’y inscrire un objectif de minimisation du chômage. Cette solution ne fonctionne qu’à moitié : elle ne fonctionne en fait que lorsque l’ensemble de la zone euro est touché par une récession. La banque centrale pourrait  alors accompagner la politique budgétaire qui est la même dans toutes les régions de la zone (puisque l’ensemble de la zone est confrontée aux mêmes difficultés), en jouant sur le taux d’intérêt qu’elle contrôle.
Le problème des chocs asymétriques dans une zone monétaire
Mais lorsque la zone euro est confrontée à des chocs asymétriques, c'est-à-dire lorsque certaines régions de la zone euro sont touchées par une crise et d’autres non, comme c’est le cas aujourd’hui, quelle devrait être la politique de la banque centrale, si elle avait un objectif de minimisation du chômage dans son mandat ? Aujourd’hui, une partie de la zone euro traverse une crise grave (la Grèce, l’Espagne, l’Irlande par exemple). Une autre partie traverse une crise un peu moins grave (la France). Et une autre partie encore connaît une phase de croissance (l’Allemagne). Or la BCE ne dispose que d’un seul taux d’intérêt qui est le même pour toute la zone. Si elle décidait de le baisser pour aider la reprise dans les pays en crise, elle risquerait de créer une surchauffe dans les pays en phase de croissance.  Le choix du taux d’intérêt à appliquer à l’ensemble de la zone doit alors prendre en compte les effets bénéfiques pour certains pays et néfastes pour d’autres. Le taux d’intérêt optimal au niveau de la zone euro dans son ensemble, ne serait alors pas du tout optimal au niveau de chacun des pays (il serait trop bas pour l’Allemagne et toujours trop élevé pour la Grèce, l’Espagne, la France, l’Italie…).
De cette façon, les pays de la zone euro, qui ont le plus besoin de monnaie sont ceux qui en créent le moins (car les taux d’intérêt sont trop élevés et n’incitent pas à contracter des crédits[i]), tandis que ceux qui en ont le moins besoin sont ceux qui en créent le plus (car les taux sont au contraire trop bas). C’est ce que montre le graphique suivant tiré du blogue Otpimum, à partir des données de la banque mondiale : en ce moment la création de l’agrégat monétaire M1 est plus forte dans les pays de la zone euro qui connaissent une phase de croissance (l’Allemagne) que dans ceux qui sont en récession (la Grèce, l’Irlande et dans une moindre mesure, l'Italie), alors même que les pays en récession en ont plus besoin[ii] :


Pour remédier à ce problème certains économistes proposent des mécanismes qui permettent d’adapter le taux d’intérêt proposés par la BCE à la conjoncture économique de chaque pays de la Zone. Sommes-nous sauvés ? Pas du tout : même si on parvient à faire en sorte que les Grecs disposent de taux d’intérêts plus bas que les Allemands, qui peut empêcher qu’une personne emprunte en Grèce pour investir en Allemagne ? En fin de comptes, nous aurions la même situation que celle qui a mené aux graphiques décrits ci-dessus.
Pourquoi l’euro exige l’abandon de la politique de change ?
Concernant la politique de change, le problème est le même : la BCE choisit un taux unique entre l’euro et les autres monnaies. Or du point de vue du commerce extérieur les économies des différents pays membres de la zone euro sont très différentes : certaines exportent beaucoup à l’extérieur de la zone euro ; elles sont donc handicapées par un euro trop fort. D’autres exportent principalement dans la zone euro ; elles sont donc moins handicapées par l’euro fort et y trouvent même des avantages : des matières premières moins chères. Parmi les économies qui exportent certaines se sont positionnées sur des produits soumis à une forte concurrence (Airbus par exemple) ; dans ce cas l’euro fort est dommageable ; tandis que d’autres sont en situation de quasi monopole sur les produits qu’elles exportent (l’Allemagne et ses fameuses machines outils), et l’euro fort est moins gênant. Le taux de change choisi par la BCE ne permet donc pas de satisfaire chacune de ces spécificités…
Il est donc clair que la politique monétaire désormais aux mains de la BCE est un outil de politique économique définitivement perdu par chacun des Etats de la zone euro. La raison est que la BCE doit mener une politique qui satisfasse en même temps l’ensemble des pays de la zone euro. Or ceux-ci sont confrontés à des situations très différentes (les chocs asymétriques) ; la politique définie par la BCE n’est donc adaptée à aucun des Etats membres.

Disposons-nous encore de la politique budgétaire ?
Le seul outil de politique économique de stabilisation qui nous reste est donc la politique budgétaire. Mais pour combien de temps encore ? Nous sommes tellement endettés qu’il n’est plus permis de faire des déficits : la Grèce, ultra endettée ne pouvait se permettre de faire une relance budgétaire pour faire face à la crise. Du fait de l’euro elle ne peut non plus utiliser la politique monétaire et la politique de change… Elle ne dispose donc plus de politique de stabilisation ! De ce fait elle subit le récession de plein fouet et les Grecs ne peuvent que se résigner à attendre que les effets des politiques de restructuration de l’économie grecque se fassent sentir. Mais cela peut prendre quelques années… d’ici là, il n’y aura pour eux que du sang et des larmes…
Cette perte de souveraineté économique est-elle uniquement due à l’euro ? n’était-elle pas inévitable depuis la fin du système de Bretton Woods, dans les années 1970 ? Réponse dans un prochain article…
Savinien


[i] Pour plus d’explications sur les mécanismes de création monétaire, voir notre article.
[ii] Le lecteur attentif remarquera que l’auteur de ces lignes adopte une position ambigüe dans le débat entre les théories des la création monétaire endogène et les théories des effets exogènes de la monnaie sur l’économie : si la création monétaire est plus forte en Allemagne qu’en Grèce, cela s’explique par la théorie de la création monétaire endogène. Si la Grèce a plus besoin de monnaie que l’Allemagne c’est à cause de la théorie des effets exogènes de la monnaie sur l’économie.


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