La Lettre ouverte aux chrétiens rédigée par un « groupe de laïcs catholiques du diocèse de Rouen », comme nous nous sommes efforcés de le montrer dans notre précédent article[1], ne peut prétendre se fonder sur la sainte Ecriture, qu’elle ne cite jamais et qu’elle semble contredire clairement en certains de ses passages, notamment en ce qui concerne l’Eucharistie et l’indissolubilité du mariage. Sur quelle autorité l’appel de nos laïcs se fonde-t-il donc ?
La crainte d’un « enterrement » de Vatican II
En relisant la Lettre, on note très vite les allusions au dernier Concile. Il s’agit de « prendre au sérieux l’enseignement du Concile », de préserver un « acquis de Vatican II ». Quant à l’une des deux autorités citées[2], le P. Bessière, le prêtre qui déclarait avoir excommunié Benoît XVI, elle invoque elle aussi le Concile : « N’assistons-nous pas à l’enterrement discret du Concile Vatican II ? »
Nos « laïcs catholiques du diocèse de Rouen » prétendent donc bénéficier, contre l’interprétation de l’Ecriture communément admise par le Magistère ecclésiastique, de l’autorité d’un Concile œcuménique, qu’ils jugent supérieure. Mais qu’en est-il en réalité ?
L’ « enseignement du Concile sur la vocation universelle des baptisés »
Au cœur des revendications exprimées par la Lettre se trouve le rôle des laïcs dans l’Eglise, question que le Concile aborde essentiellement dans deux textes, la constitution sur l’Eglise Lumen Gentium[3], et le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam Actuositatem[4]. En les examinant, il sera aisé de vérifier si les « laïcs catholiques du diocèse de Rouen » peuvent légitimement se réclamer de l’autorité du Concile.
On peut noter tout d’abord que l’expression « vocation universelle », utilisée dans la Lettre, n’apparaît qu’une seule fois dans Lumen Gentium, dans le titre du chapitre V : « La vocation universelle à la sainteté ». Mais puisqu’il semble assez clair que les « laïcs catholiques du diocèse de Rouen » n’envisagent cette vocation qu’en tant que la grâce du baptême leur confère une « responsabilité collective » au sein de « communautés chrétiennes » qu’ils jugent trop soumises à l’autorité du clergé, il convient de se demander quelle place le Concile accorde aux laïcs. C’est surtout dans son chapitre IV que Lumen Gentium s’emploie à caractériser leur vocation.
Le texte donne tout d’abord une définition du laïcat chrétien :
Sous le nom de laïcs, on entend ici tous les fidèles, en dehors des membres de l’ordre sacré et de l’état religieux reconnu dans l’Église qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au Peuple de Dieu, et participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien (§ 31).
Le Concile enseigne, très simplement, que sont désignés comme des laïcs tous les fidèles chrétiens n’ayant pas reçu l’ordre sacré. Les « laïcs du diocèse de Rouen » n’y trouveront certainement rien à redire. Le texte poursuit :
Le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs.
C’est donc ce « caractère propre et particulier » que le Concile se propose de préciser :
La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée (§ 31).
Or il n’est question de rien de tout cela dans la Lettre. Tandis que les « laïcs catholiques du diocèse de Rouen », désireux de s’affranchir de la tutelle du clergé, revendiquent un rôle de décision et de direction au sein des « communautés chrétiennes », Lumen Gentium assigne aux baptisés laïcs une mission dans le siècle, fondée sur l’accomplissement des devoirs d’état et sur l’ « action évangélisatrice » propre aux laïcs, qu’Apostolicam Actuositatem vient préciser. Il est donc faux d’affirmer que c’est en vertu de l’ « enseignement du Concile » que les laïcs peuvent revendiquer que « laïcs et prêtres soient collectivement responsables de l’animation des communautés chrétiennes ». Lumen Gentium assure au contraire :
Les laïcs, comme tous les fidèles, doivent embrasser, dans la promptitude de l’obéissance chrétienne, ce que les pasteurs sacrés représentant le Christ décident au nom de leur magistère et de leur autorité dans l’Eglise (§ 37).
Mais que demande la Lettre ? « Celles-ci [les communautés chrétiennes] doivent pouvoir partager toujours et partout la Parole, le Pain et le Vin. » L’ « animation » des communautés n’est donc ici rien d’autre que la possibilité pour les laïcs de prêcher, explicitement demandée[5], et de célébrer le saint sacrifice de la messe : quelque vague que soit ce « partage de la Parole, du Pain et du Vin », il est difficile de ne pas y voir au moins une allusion à la célébration de la sainte messe. Or voici ce qu’affirme Lumen Gentium au sujet de la participation des laïcs « au sacerdoce commun et au culte » :
A ceux qu’il [le Christ] s’unit intimement dans sa vie et dans sa mission, il accorde, en outre, une part dans sa charge sacerdotale pour l’exercice du culte spirituel en vue de la glorification de Dieu et du salut des hommes (§ 34).
On ne voit rien ici qui autorise la célébration du saint sacrifice par les laïcs. Mieux encore, le texte affirme également, au sujet des prêtres :
Participant, à leur niveau de ministère, de la charge de l’unique Médiateur qui est le Christ (1 Tm 2, 5), ils annoncent à tous la Parole de Dieu. C’est dans le culte ou synaxe eucharistique que s’exerce par excellence leur charge sacrée : là, agissant en la personne du Christ et proclamant son mystère, ils réunissent les vœux des fidèles au sacrifice de leur chef, représentant et appliquant dans le sacrifice de la messe, jusqu’à ce que le Seigneur vienne (cf. 1 Co 11, 26), l’unique sacrifice du Nouveau Testament, celui du Christ s’offrant une fois pour toutes à son Père en victime immaculée (cf. He 9, 11-28) (§ 28).
Ce qui est aussi bien dire qu’il s’agit là des tâches et des pouvoirs qui sont propres aux prêtres, en vertu de l’ordination sacerdotale. Il semble que nos « laïcs du diocèse de Rouen », si désireux de défendre Vatican II contre les abominables intégristes, n’ont pas vu que le Concile même qu’ils invoquent invalide leurs propres revendications.
Le postconcile et la Révolution
C’est donc ailleurs qu’il faut chercher le fondement du programme des « laïcs catholiques du diocèse de Rouen ». Car il s’agit bien d’un programme, et d’un programme politique, quoiqu’il ne touche directement qu’à la vie de l’Eglise.
En effet, la manière dont s’expriment les rédacteurs de la Lettre est très loin d’être anodine :
Nous souhaitons que l’on reconnaisse à des laïcs baptisés, hommes et femmes compétents, le droit de faire des homélies, pratique qui s’est répandue avec bonheur après Vatican II.
« Pratique qui s’est répandue après Vatican II » : ici le fondement de la Lettre apparaît avec une singulière clarté. Ce dont il s’agit, c’est d’imposer à Rome et à l’épiscopat la validation d’une pratique illégitime dont l’exercice est une usurpation. Le masque tombe. L’ « enseignement du Concile » invoqué au début de la Lettre devient « une pratique qui s’est répandue après Vatican II ». L’aveu est de taille. C’est en effet l’aveu du caractère proprement révolutionnaire de la « pratique » des « laïcs catholiques du diocèse de Rouen ». Que l’on ne cherche pas de fondement de cette « pratique » dans l’Ecriture ou dans la Tradition. Elle n’a pas d’autre fondement que le fait que l’on veut imposer, la Révolution postconciliaire et l’éradication dans les « communautés chrétiennes » de tout ce qui pouvait rappeler la constitution divine de l’Eglise. C’est d’une Révolution qu’il s’agit – ou plutôt qu’il s’agirait, si la Lettre ne venait pas de groupes à bout de souffle – de la Révolution même que Mgr Gaume faisait s’exprimer ainsi :
Je suis la haine de tout ordre religieux et social que l'homme n'a pas établi[6].
Telle est bien la signification du discours, absurde en apparence, des « laïcs catholiques du diocèse de Rouen ». Ce qu’ils refusent absolument, opiniâtrement, c’est l’Eglise catholique divinement instituée par Jésus-Christ ; c’est un sacerdoce qui ne viendrait pas des hommes, mais de Dieu. Ce n’est pas un hasard s’ils invoquent l’autorité d’un prêtre qui a publiquement « excommunié » le Successeur de Pierre, c’est-à-dire d’un prêtre qui a nié le fondement même que le Christ a voulu pour son Eglise : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise (Mt XVI, 18). C’est tout l’édifice de l’Eglise que nos « laïcs catholiques » voudraient bien renverser, s’ils le pouvaient.
Le diaconat comme « acquis »
La preuve, s’il le fallait, en est la conception pour le moins étrange que les rédacteurs de la Lettre ont des ministères dans l’Eglise. On les voit en effet affirmer :
Nous souhaitons que l’on dynamise fortement l’appel de diacres permanents, trop peu nombreux aujourd’hui, en particulier dans notre diocèse. C’est un acquis de Vatican II, insuffisamment exploité actuellement.
Il y a dans ces deux phrases tout ce que le manifeste rouennais contient de révolutionnaire, de négateur de l’autorité divine. Car voilà le diaconat, qui est tout de même un ordre sacré, désigné comme un acquis. Si l’on en croit le dictionnaire, un acquis est un « ensemble de bénéfices obtenus d'une action ». On ne saurait mieux dire l’invraisemblable renversement opéré par nos laïcs. De vocation de service[7], reçue surnaturellement de Dieu et de l’ordination conférée par l’évêque, le diaconat devient une conquête, un ensemble de bénéfices, dont l’on apprend de surcroît qu’il est « insuffisamment exploité » : c’est-à-dire insuffisamment mis en œuvre en vue de la prise de pouvoir dans les « communautés chrétiennes » par les « laïcs engagés et formés ».
Raisonner en terme d’ « acquis », c’est reprendre la dialectique révolutionnaire qui scrute l’histoire en y distinguant une succession d’avantages inaliénables retirés de haute lutte au patronat. Il y avait les « acquis sociaux », les acquis obtenus dans la lutte pour la « libération » des femmes ; il faudra y ajouter désormais les acquis ecclésiaux. Voilà le diaconat mis au service d’une singulière lutte des classes introduites dans l’Eglise – comme si le prolétariat laïc était en lutte contre le patronat clérical. Il faut bien croire que le communisme demeure dans l’Eglise l’horizon indépassable de la pensée.
A la place du service, de la charité, de l’esprit de sacrifice, les « laïcs catholiques du diocèse de Rouen » ont donc mis un ministère privé de toute attache surnaturelle, conçu seulement comme le moyen de leur influence, qu’il convient d’exploiter davantage – que l’on considère seulement les mots employés par la Lettre. On ne pouvait mieux pervertir l’idée chrétienne de ministère, si clairement exprimée par Notre-Seigneur Jésus-Christ : Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir (Mt XX, 28). On ne pouvait en un mot mieux substituer à l’esprit de l’Evangile celui de la Révolution[8].
Louis-Marie Lamotte
[2] La seconde autorité est celle du Synode diocésain de Rouen. On en trouvera une analyse ici : http://terrorismepastoral.blog4ever.com/blog/lirarticle-345906-3040362.html
[3] http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_const_19641121_lumen-gentium_fr.html
[4] http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decree_19651118_apostolicam-actuositatem_fr.html
[5] « Nous souhaitons que l’on reconnaisse à des laïcs baptisés, hommes et femmes compétents, le droit de faire des homélies. »
« Je suis la haine de tout ordre religieux et social que l'homme n'a pas établi et dans lequel il n'est pas roi et Dieu tout ensemble ; je suis la proclamation des droits de l'homme contre les droits de Dieu ; je suis la philosophie de la révolte, la religion de la révolte ; je suis la religion armée ; je suis la fondation de l'état religieux et social sur la volonté de l'homme au lieu de la volonté de Dieu ! En un mot, je suis l'anarchie ; car JE SUIS DIEU DETRONE ET L'HOMME A SA PLACE. Voilà pourquoi je m'appelle révolution : c'est à dire renversement, parce que je mets en haut ce qui, selon les lois éternelles, doit être en bas, et en bas ce qui devrait être en haut. »
[7] Diakonos signifie en grec « serviteur ».
[8] Quelle influence aura cette triste Lettre, il est trop tôt pour le dire avec certitude. Il me semble que les rédacteurs de la Lettre sont fort heureusement bien loin d’avoir les moyens de leurs ambition. Le texte n’en est pas moins formidable, en ce qu’il révèle avec une singulière clarté quelle tournure d’esprit inspire les diverses initiatives contestataires que l’on a vu fleurir dans certaines « communautés chrétiennes ». Il ne s’agit donc pas ici d’en surestimer l’influence, mais d’en examiner l’exacte portée doctrinale, si l’on peut parler de doctrine.
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