samedi 19 novembre 2011

« De nouvelles forces pour construire la société de demain » : A propos d’une phrase du cardinal Vingt-Trois

Sur le blogue Riposte catholique, Maximilien Bernard faisait il y a peu un bref examen du lexique utilisé par le cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris, dans son discours d’ouverture de l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, dont il est le président :
Dans son discours d’ouverture de l’Assemblée plénière de la CEF à Lourdes, le cardinal Vingt-Trois n’a prononcé une seule fois les mots :
Jésus
Christ
Esprit
Quant à « Dieu », il est cité dans une expression familière :
 Grâce à Dieu, de nombreuses initiatives d’entrepreneurs commencent à aller en ce sens [dans le sens d'une consommation équitable]
Le terme « religion » apparaît 10 fois, dont 9 fois au pluriel…[1]
« On en est là », titrait laconiquement Maximilien Bernard.

Un jugement sur les JMJ
Il n’est pas sans intérêt d’examiner plus attentivement ce long discours qui aborde les problèmes les plus divers, du retour des JMJ de Madrid au printemps arabe, en passant par la crise du système économique et politique européen, les élections et les questions relatives à l’islam et à la laïcité. Il s’agit en effet de faire un large « tour d’horizon » susceptible d’ouvrir un « temps de débat sur l’actualité » aussi bien religieuse que profane.
 C’est cependant les paroles du Cardinal sur le retour des JMJ qui paraissent les plus propres à retenir l’attention :
Enfin, il me semble que, à travers cette forte expérience spirituelle des jeunes, notre Église en France peut se féliciter du signe qui est ainsi donné à nos concitoyens. Dans un climat d'incertitude sur l'avenir, la mobilisation forte de cinquante mille jeunes constitue une espérance pour notre Église, et, plus largement, elle dit quelque chose sur la jeunesse de notre pays. Elle manifeste que cette jeunesse n'est pas sans ressource ni sans capacité d'engagement. Dans une société vieillissante, nous voyons qu'il y a de nouvelles forces pour construire la société de demain.
Ces quelques lignes méritent qu’on s’y intéresse : elles expriment les raisons pour lesquelles le cardinal Vingt-Trois voit dans les JMJ de Madrid « une espérance pour notre Eglise » et un « signe » donné à ceux qui ne connaissent pas Jésus-Christ. Que nous disent donc ces JMJ sur « la jeunesse de notre pays » ? Qu’elle est encore capable d’une « forte mobilisation », qu’elle n’est pas « sans ressource ni sans capacité d’engagement » et représente donc dans notre « société vieillissante » de « nouvelles forces » en mesure de « construire la société de demain ». Ce qui n’est peut-être pas faux, mais semble assez curieux.
Quiconque remplacerait la « forte expérience spirituelle » des JMJ madrilènes par une manifestation étudiante pourrait reproduire ces lignes, sans rien y changer ou presque.

« Construire la société de demain »
Tandis que le Souverain Pontife consacrait la jeunesse du monde entier au Sacré-Cœur, tandis qu’il l’exhortait à une foi toujours plus affermie en la personne du divin Rédempteur, le cardinal Vingt-Trois, s’adressant à ses frères dans l’épiscopat, c’est-à-dire aux successeurs des apôtres, ne regardait pas le témoignage de la foi comme le principal « signe » envoyé à notre « société vieillissante ». Le message adressé par la jeunesse catholique à la société française est donc avant tout temporel – « construire la société de demain ». On pourrait objecter qu’il s’agit ici, selon les mots de saint Paul dont saint Pie X avait fait sa devise, de « tout restaurer dans le Christ » (Ep I, 10), de faire régner le Christ dans la société par l’assiduité à l’accomplissement des devoirs d’état, l’esprit de service, de sacrifice et de charité : mais le moins qu’on puisse dire est que la lettre du texte ne penche guère en faveur d’une telle interprétation. A vrai dire, même l’« espérance » ne semble pas désigner ici la deuxième vertu théologale, quoique le Cardinal l’associe à l’Eglise. Si la nouvelle jeunesse catholique est pour l’Eglise un motif d’espérance, ce n’est pas parce que le Cardinal espère voir jaillir d’elle une multitude de saints par lesquels l’Esprit-Saint renouvellerait la face de la terre[2] : « Nous voyons qu’il y a de nouvelles forces pour construire la société de demain. »

Le « nous » épiscopal
Nous voyons : l’usage de la deuxième personne du pluriel peut sembler tout d’abord anodin. Il n’en est rien. Il ne faut pas s’y tromper : ce « nous » est peut-être la clef non seulement de ce texte, mais du discours d’une part considérable de la hiérarchie française. On peut noter tout d’abord qu’il est associé à un verbe qui indique ici non pas une simple perception, mais un constat qui doit avoir la force d’une évidence, l’évidence étant bel et bien ce qui s’impose à la vue, indiscutablement. Mais on peut s’interroger surtout sur la portée de ce « nous » : qui désigne-t-il au juste ?
Si l’on examine le texte du cardinal Vingt-Trois, on voit qu’il y est question de « notre Eglise en France ». La deuxième personne du pluriel peut donc renvoyer aux évêques de France réunis à Lourdes, peut-être plus largement aux catholiques de France. Mais que l’on relise encore cette phrase ahurissante, cette phrase qui conclut un paragraphe consacré à ce que la jeunesse catholique a « manifesté » à Madrid : « Nous voyons qu’il y a de nouvelles forces pour construire la société de demain. » Ce « nous » n’est pas seulement celui des évêques, ce n’est pas seulement celui des catholiques. C’est celui des évêques considérant la « mobilisation » des jeunes catholiques avec le regard de notre société, avec le regard du monde, ou plutôt refusant de les considérer autrement qu’avec le regard du monde. C’est celui d’évêques poussant l’identification avec le monde jusqu’à être incapables de s’en distinguer[3].
Là où l’on aurait pu voir la foi, la réponse à l’invitation que nous fait Jésus-Christ (Lc XIV, 16), on a vu la mobilisation ; là où l’on aurait pu voir l’espoir de voir se lever une jeunesse désireuse d’aimer Dieu et de faire sa volonté, on a vu de nouvelles forces pour construire la société de demain. Les mots ont un sens.
Il y aurait beaucoup à dire sur le reste du discours du cardinal Vingt-Trois, qui aborde, on l’a vu, les sujets les plus divers. Il suffit ici de relever ce seul fait : toute considération surnaturelle, ou même simplement spirituelle en est strictement absente. Comme le relevait Maximilien Bernard, la religion n’apparaît guère qu’au pluriel. C’est en vain qu’on cherchera dans ce long discours une citation de la sainte Ecriture ou du Magistère ecclésiastique, ou la plus infime prière à la Très Sainte Vierge, Mère de l’Eglise et Patronne de la France : tout se passe ici comme si ce n’était tout simplement pas le lieu.

Un bien curieux silence
En lisant, en relisant les paroles du cardinal Vingt-Trois, on est frappé d’une telle sécheresse, d’un refus si obstiné d’évoquer les mystères de notre foi, d’un tel acharnement à regarder l’Eglise avec les yeux de ce que l’on se figure être le monde, à tort ou à raison. Praestet fides supplementum sensuum defectui, écrivait saint Thomas d’Aquin dans le Tantum Ergo. Mais ici la foi ne nous fait pas voir ce qui manque aux sens. L’Eglise n’est plus l’Arche du Salut, le Corps mystique de Jésus-Christ, qui l’a divinement instituée : c’est un acteur parmi d’autres dans notre société gouvernée par le « pacte républicain ». Du salut des âmes et du service de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il n’est donc pas question. Certes, le Cardinal ne les nie pas, non plus qu’il ne les réprouve : il se contente de n’en parler pas, obstinément.

Un naturalisme clérical
Il existe un système philosophique qui ne veut rien connaître de surnaturel, et qui considère que rien n’existe hors de la nature : ce système s’appelle le naturalisme. On doit convenir, en lisant le discours du Cardinal, que ce discours, dans la logique qui le gouverne, dans ses profonds ressorts, est résolument naturaliste. Non que le cardinal Vingt-Trois soit naturaliste : mais son discours, qui évacue si soigneusement les mystères que la foi nous révèle, et jusqu’à Dieu lui-même, son discours est naturaliste, inconsciemment peut-être mais profondément, opiniâtrement naturaliste.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce qu’il faut bien appeler le naturalisme clérical, naturalisme qui s’exprime par la bouche de tant d’évêques et de prêtres et qui s’étale à longueur d’articles dans un quotidien comme La Croix, dont on sait les liens avec une partie de l’épiscopat, et qui ne semble plus tant un journal catholique qu’un journal où il est question du catholicisme. Ce n’est pas que ces prêtres ou ces journalistes n’ont pas la foi ; Dieu seul en est juge. C’est simplement qu’ils manifestent, en certaines occasions du moins, comme une invincible réticence à l’exprimer – comme s’il était inconvenant que des chrétiens, faits par le baptême enfants de Dieu et institués par la confirmation soldats de Jésus-Christ, parlent publiquement et en termes clairs de ce qu’ils ont reçu du Seigneur.

La laïcisation du discours religieux
D’où vient une telle réticence ? On ne peut se contenter d’invoquer les craintes ou la timidité des catholiques, quoique le climat d’hostilité au christianisme ne facilite guère le témoignage public de la foi. Le cardinal Vingt-Trois ne s’adresse pas à une foule ignorante de l’Evangile, mais à ses frères dans l’épiscopat, et l’on peut supposer que l’on compte parmi les lecteurs de La Croix un certain nombre de catholiques pratiquants ou du moins de personnes dont on ose espérer qu’elles n’enragent pas à la moindre apparition du nom de Jésus. Mais l’on voit pourtant le degré de naturalisme où ils sont arrivés : un naturalisme d’expression, un naturalisme d’écriture qui consiste en une multitude de réflexes qui semblent s’imposer à eux, leur font implicitement refuser toute référence au surnaturel, et surtout leur font considérer que n’est sûr et objectif que ce qui est laïc. Ce n’est pas probablement pas un hasard si, comme l’a noté Maximilien Bernard, le cardinal Vingt-Trois ne parle des religions qu’au pluriel et dans le cadre d’une réflexion très générale sur la laïcité et le « pacte républicain » : on assiste ici à une laïcisation du discours religieux, c’est-à-dire à une intériorisation par les chrétiens eux-mêmes de la relégation au secret de leur conscience de la foi qu’ils ont reçue. De cette foi, on ne parle pas ; car parler, c’est encore faire un acte public[4].
Certains de nos évêques, certains de nos journalistes catholiques parlent et écrivent comme s’ils entretenaient un certain complexe vis-à-vis du monde, comme si la foi leur interdisait toute prétention à l’objectivité, jusqu’à l’absurde : car quel observateur, même agnostique ou athée pourrait sérieusement rendre compte de la portée d’un événement religieux comme les JMJ sans en considérer la dimension spécifiquement spirituelle, quelle que soit la valeur qu’il lui accorde ?

Des conséquences catastrophiques
Les conséquences de ce naturalisme d’expression, dont on pourrait multiplier les exemples à l’infini dans les pages d’une certaine presse, sont aussi immenses que désastreuses pour l’Eglise, et peut-être faut-il chercher là plutôt que dans l’extrémité d’un progressisme stérile les causes des revendications dont l’affaire de Rouen offre aujourd’hui un si triste, mais si éclatant exemple[5] : il est frappant de constater que les contestataires ne fondent pas tant leurs revendications sur une ecclésiologie fausse que sur l’absence totale de toute ecclésiologie qui tirerait sa source de l’Ecriture et de la Tradition, même mal interprétées ; leur discours ne se fonde que sur quelques vagues considérations d’une non moins vague sociologie religieuse.
Tout ce qui n’évangélise pas est superflu, aurait déclaré le cardinal Vingt-Trois, condamnant les catholiques soucieux de réparer par une prière publique l’outrage constitué par la pièce de Romeo Castellucci. Il omettait cependant de poser la question de la capacité à évangéliser d’une Eglise où la parole pour ainsi dire mandatée, reniant le fides ex auditu de saint Paul (Rm X, 17), a si évidemment occulté sur ce qui devrait constituer l’âme de tout apostolat[6].

Louis-Marie Lamotte




[1] http://www.riposte-catholique.fr/perepiscopus/on-en-est-la
[2]  « Venez, Esprit-Saint,  remplissez les cœurs de Vos fidèles, et allumez en eux le feu de Votre amour.  Envoyez Votre Esprit, et tout sera créé. Et Vous renouvellerez la face de la terre » (Prière au Saint-Esprit).
[3] On m’opposera que je surinterprète une phrase somme tout bien innocente. Je ne le crois pas : on assiste ici à une véritable identification du point de vue épiscopal au point de vue de la société sécularisée, de telle sorte qu’il est impossible de les distinguer.
[4] Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si le très relatif recentrement de l’épiscopat français s’exprime de manière privilégiée, quoique là aussi très relative, en matière de morale.
Voici ce que déclarait quant à lui le Pontife romain : « Le renouveau de l’Église passe aussi à travers le témoignage offert par la vie des croyants […] Nous désirons que cette Année suscite en chaque croyant l’aspiration à confesser la foi en plénitude et avec une conviction renouvelée, avec confiance et espérance […] la foi implique un témoignage et un engagement publics. Le chrétien ne peut jamais penser que croire est un fait privé » (Benoît XVI, Porta fidei).
[5] http://www.riposte-catholique.fr/perepiscopus/contestation-dans-le-diocese-de-rouen
[6] Qu’il soit clair cependant qu’il ne s’agit pas ici de dire que le cardinal Vingt-Trois n’enseigne pas les vérités révélées ou ne rappelle jamais la nécessité de la prière et de la contemplation, mais seulement de mettre en évidence, par un discours symptomatique, une tendance plus générale que l’on peut constater au sein de l’Eglise de France.

3 commentaires:

  1. Merci pour cette très éclairante analyse

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  2. Pour info, Maximilien Bernard est un sacré pompeur, mais bon, l'intertextualité est à la mode.( http://luc1249.wordpress.com/2011/11/10/lexicalite-episcopale/ )
    Sur le fond de votre article, totalement en phase. Il y a une incompétence à certains niveaux qui en devient très coupable.
    Pourtant peu tradi-strict (plus africanophile par qqs années d'expérience là-bas), j'en suis arrivé à penser fondamentalement que, présentes avant le concile, certaines fumées sont encore là, d'une façon furieusement et mystérieusement rampantes.
    http://luc1249.wordpress.com/2011/11/14/psar-et-le-gallicanisme-la-vraie-ruse-du-diable/

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  3. Merci, cher Jean Duma, pour votre commentaire.
    Je ne connaissais pas votre article et vous prie de m'excuser de ne l'avoir pas cité.
    Je pense comme vous que certaines dérives sont antérieures au Concile, même s'il me semble qu'elles ont connu par la suite une certaine amplification.

    Louis-Marie Lamotte

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