vendredi 16 novembre 2012

Raffaele MELLACE, Johann Adolf Hasse, L’Epos, Palerme, 2004, 517 pages

S’il a déjà longuement été question de Johann Adolf Hasse sur ce blogue, il convenait certainement d’appuyer ces diverses considérations sur le principal ouvrage publié sur la vie et l’œuvre du Saxon. Auteur d’une thèse sur les mises en musique de l’Achille in Sciro de Métastase par Caldara, Leo et Hasse, professeur d’histoire de la musique à l’université catholique de Milan et à l’Université du Piémont Oriental,  collaborateur de la revue Amadeus, Raffaele Mellace a en effet consacré à ce compositeur un bel ouvrage qui mérite d’être signalé à tous ceux qui s’intéressent à cette figure essentielle du XVIIIe siècle musical. L’auteur ne cache pas son but : il s’agit de remédier à l’oubli dans lequel est tombée la musique de Hasse au cours des XIXe et XXe siècles, victime du triomphe de la bourgeoisie dans l’Europe postrévolutionnaire et de la disparition des institutions courtisanes ou ecclésiastiques où avait vu le jour l’œuvre du compositeur, ainsi que de la musicologie nationaliste et de l’idéal romantique de la musique absolue (p. 19). Hasse, représentant par excellence, tant par sa vie que par sa musique, de la sociabilité du milieu du XVIIIe siècle (p. 21) et d’une époque qu’une musicologie aux vues souvent téléologique tend à considérer comme une simple transition entre le baroque tardif de Bach et de Haendel et le classicisme de Haydn et de Mozart (p. 18), a été ainsi frappé par une véritable « damnatio memoriae » (p. 21). Mellace vise donc non tant à faire œuvre de chercheur ou d’érudit qu’à constituer une synthèse des divers travaux publiés sur Hasse et sa musique en vue de les faire connaître et d’attirer sur eux l’attention des mélomanes.




 
Les principales étapes de la vie de Johann Adolf Hasse
L’ouvrage ne prétend donc pas à l’exhaustivité et ne se perd pas, dans sa partie biographique (pp. 25-164), dans les plus menus détails de la vie du Saxon, même si Mellace donne à connaître quelques anecdotes savoureuses qui laissent transparaître le caractère attachant du compositeur, telles la demande aimable de Hasse à son ami Ortes de lui fournir « deux ou trois livres de bon chocolat romain » à légère odeur de vanille, doux à la manière napolitaine (p. 149). Le récit de la vie de Hasse, exposée dans ses principales étapes, qui correspondent aux différents lieux où le compositeur a déployé son activité musicale, vise en effet avant tout à restituer le milieu et les institutions qui ont permis aux œuvres du Saxon de voir le jour, tels le « laboratoire napolitain » (pp. 35-39), Venise, Dresde ou la cour de Vienne, ainsi que les conditions de la création artistique : Raffaele Mellace rapporte par exemple le conflit qui oppose lors des répétitions de Siroe en 1733 Hasse à la cantatrice Anna Maria Peruzzi, qui montre la parfaite connaissance que le compositeur avait du comportement de ses interprètes (p. 111), ou les graves difficultés rencontrées par les répétitions de l’Artaserse de 1760, confrontées au décès du castrat Belli et à la maladie de la prima donna Clementina Spagnoli (p. 120). Sur le plan purement factuel, on peut s’étonner cependant d’une légère contradiction quant à la distribution du Ruggiero de 1771, l’auteur attribuant successivement le rôle de Bradamante à Anna de Amicis (p. 287) et à la Girelli Aguilar (p. 290).
 
L’œuvre de Hasse
C’est surtout par son introduction synthétique et efficace à l’œuvre hassienne que vaut l’ouvrage de Raffaele Mellace. L’auteur procède à une présentation par genre des œuvres de Johann Adolf Hasse, de l’opéra à la musique instrumentale, en passant par la cantate et la musique d’Eglise. Tout en donnant un aperçu général de l’œuvre du Saxon, Mellace évite toujours le simple catalogue (relégué en annexe à la fin de l’ouvrage) en proposant un rapide commentaire de quelques pièces significatives. C’est sans surprise l’opéra qui fait l’objet de la présentation la plus longue, et c’est visiblement dans ce répertoire que Raffaele Mellace apparaît le plus à son aise. Maîtrisant parfaitement les textes métastasiens, il se montre en mesure d’offrir une analyse pertinente et fine des drames mis en musique par Hasse et de mettre ainsi en valeur l’illustration musicale propre que le compositeur savait donner à ses livrets. Mellace caractérise par exemple remarquablement la lecture hassienne du livret de l’opéra Zenobia (pp. 251-253), dont la mise en œuvre musicale se distingue par le choix d’un paysage sonore idyllique et pacifié aux tons pastels, où le calme constant de Zénobie vient s’opposer au tempérament invariablement colérique de Radamiste et au ton pathétique moyen de Tiridate, qui se tient à égale distance de l’un et l’autre personnages.
 
Le style de Hasse
L’auteur s’emploie naturellement à caractériser le style de Hasse, dont il montre l’homogénéité et la remarquable stabilité (p. 195) à l’occasion d’un chapitre sur « cinquante ans de théâtre musical » (pp. 167-195). Tout au long de sa carrière, le compositeur, comme nombre de musiciens de sa génération, demeure fidèle à l’articulation récitatif-aria (p. 179), à une esthétique classique qui vise à la représentation d’états d’âme universels et non à l’expression romantique de sentiments individuels (p. 180), au recours à la forme ternaire de l’aria da capo et à sa variante dal segno (p. 181), au primat de la voix (p. 193). Plus particulièrement, la musique de Hasse se distingue par des formules rythmiques frappantes et pleines de vitalité, caractérisées par le recours fréquent à la syncope et au rythme lombard (p. 188). « La stabilité de la pulsation régulière se trouve compensée par un inévitable élément d’irrégularité contenue » (p. 189). Du point de vue mélodique, Hasse affectionne l’usage de la note répétée, du saut d’octave (pp. 189-190). « Les mélodies hassiennes procèdent et croissent par incises souvent réitérées, parfois contredites de manière inopinée » (p. 191). On peut ici regretter cependant que l’auteur n’entreprenne pas une comparaison plus poussée du style du Saxon avec celui de proches contemporains eux aussi actifs dans le genre de l’opéra métastasien, tels Galuppi, Jommelli ou Gluck, qui ne sont souvent évoqués qu’allusivement (par exemple p. 278 à propos de l’orchestration d’une aria de La Clemenza di Tito de 1758), ce qui aurait pourtant permis de mieux dégager la spécificité du compositeur.
 
Révisions et développements
L’homogénéité du style de Johann Adolf Hasse pendant sa longue carrière ne signifie cependant pas qu’il soit demeuré à l’écart de toute évolution. Mellace se montre ainsi attentif à un aspect essentiel de l’activité créatrice de Hasse, à savoir la révision constante et inlassable des œuvres déjà composées, soit qu’il s’agisse de les adapter à une nouvelle distribution vocale (p. 255), soit qu’il s’agisse de les perfectionner, voire de les réécrire dans leur intégralité, tels l’Artaserse, mis en musique une première fois en 1730, fortement revu avec dix nouveaux airs en 1740 et presque entièrement réécrit en 1760 (p. 256). Ces processus de révision ne concernent pas seulement l’œuvre lyrique du Saxon, mais aussi ses oratorios (Sant’Elena al Calvario, oratorio de 1746, et Il cantico de’ tre fanciulli, oratorio de 1734, font l’objet de révisions significatives au début des années 1770, pp. 404-405) et sa musique sacrée : ainsi la messe en fa majeur, composée vers 1750, est revue à trois reprises entre 1755 et le milieu des années 1770 et est largement réécrite (pp. 378-379). Ces révisions mettent en évidence la tendance du Hasse de la maturité à multiplier les récitatifs accompagnés et à enrichir l’orchestration, sans doute grâce au contact prolongé avec l’excellent orchestre de Dresde, qui pousse le compositeur a accorder une attention plus soutenue aux ressources instrumentales (p. 238) ; ainsi quinze arias sur vingt-et-un, dans l’Artaserse napolitain de 1760, requièrent-elles les vents (p. 278).
 
Défense et illustration du génie de Hasse
Mellace parvient notamment, au cours de ces pages où perce constamment son amour communicatif de la musique du Saxon, à montrer l’injustice du reproche selon lequel Hasse, compositeur superficiel, serait demeuré étranger aux exigences dramatiques du théâtre musical et se serait borné à la répétition de formules mélodiques faciles. L’aria hassienne, soutient l’auteur, est « éminemment théâtrale, précisément parce qu’elle implique le spectateur dans la situation scénique, met en évidence les revers affectifs problématiques et restitue le texte chanté proprement comme « poésie dramatique », née pour le théâtre et non pour la lecture » (p. 191). Raffaele Mellace met également en valeur la cohérence des œuvres de Hasse, notamment à la puissance des récitatifs accompagnés (par exemple la scène de Bérénice dans l’Antigono de 1744, p. 272) à la caractérisation tonale donnée par le compositeur à certains de ses opéras : un rôle significatif est donné au fa majeur dans l’Achille in Sciro (1759), au si bémol majeur dans La Clemenza di Tito (1758) (pp. 278-279), tandis que, de manière plus générale, le compositeur associe chaque tonalité à des sentiments spécifiques (pp. 194-195).
Johann Adolf Hasse de Raffaele Mellace apparaît donc comme une belle défense et illustration du génie du Saxon, dont on ne peut que regretter qu’elle n’ait fait l’objet d’aucune traduction française. On se prend à rêver, au fil des pages, du retour à la scène, au concert ou au disque d’œuvres comme l’Antigono, La sorella amante, unique commedia musicale conservée du compositeur (bien décrite pp. 219-221), l’Achille in Sciro, les litanies laurétanes écrites en 1762 pour la cour de Vienne ou les missae ultimae de 1779 et 1780, en attendant qu’un chef inspiré et des interprètes de haut vol les tirent de l’oubli ou elles sont trop longtemps demeurées.
 
Jean Lodez

 

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