samedi 16 juin 2012

"Catholiques d'abord" (2) : Permanences et dérives du mouvement catholique au XXe siècle

Cet article est la suite du compte rendu de l'ouvrage d'Yvon Tranvouez Catholiques d'abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle) dont la première partie a été publiée ici : http://contre-debat.blogspot.fr/2012/06/catholiques-dabord-1-le-mouvement.html

Pie XI, promoteur de la "nouvelle chrétienté"
La deuxième partie de l’ouvrage d’Yvon Tranvouez examine les rapports de la « nouvelle chrétienté » promue sous le pontificat de Pie XI avec la modernité. L’idée d’une « nouvelle chrétienté » est développée à partir de l’encyclique Quas Primas sur la royauté du Christ (p. 109) après avoir été esquissée dès l’encyclique Ubi Arcano, qui se donne un programme de restauration de l’ordre social chrétien (p. 115). En France, la mobilisation contre le Cartel des Gauches favorise la concentration des forces catholiques. L’auteur parle ainsi d’une « convergence catastrophique » (p. 116), propre à nourrir le discours intransigeant catastrophiste sur la faillite inévitable de la société (p. 119) dans un contexte marqué par le péril communiste ou par la révolte des Cristeros au Mexique.

De la nouvelle chrétienté à la mission
C’est cependant par l’Action catholique spécialisée qu’est vulgarisée l’idée de nouvelle chrétienté. Yvon Tranvouez relève le magistère intellectuel de Jacques Maritain, le rôle moteur du réseau dominicain et de l’abbé Guerry (p. 124), théoricien du mandat, qui devient par la suite archevêque de Cambrai. Cet univers idéologique est durement frappé par la guerre (p. 126) et dans les premières années de la IVe République, lorsque la confrontation du MRP avec l’épreuve du pouvoir nourrit les déceptions. Les attaques des adversaires de l’Action catholique spécialisée se multiplient alors et viennent tant du père mariste Fillère, qui dénonce les excès de la spécialisation des mouvements d’Action catholique, ou du dominicain Montuclard, qui propose de substituer à la logique d’incarnation promue par l’Action catholique une logique d’assomption des valeurs de la modernité. A cette époque, le vocabulaire de la mission remplace celui de la chrétienté (p. 130). Le vocabulaire de la nouvelle chrétienté, d’avant-garde avant-guerre prend désormais une connotation répressive.

L’appel de Stockolm et la naissance du progressisme chrétien
Cette nouvelle opposition entre chrétienté et mission est mise en évidence, dans les années 1950, par les débats que suscite le progressisme chrétien. Ainsi, lorsque le P. Chenu, dans les pages de La Vie intellectuelle, s’exprime en faveur du manifeste « Des chrétiens contre la bombe atomique » de mai 1945, dont se sont dissociés tant les membres de la Hiérarchie (p. 145) que Témoignage chrétien (p. 154), il oppose une opération de chrétienté, qui conduit au refus de signer le manifeste, à une opération missionnaire, qui conduit au contraire à signer (p. 167). Le P. Chenu entend ainsi renouveler ce qu’avaient accompli Mauriac et Maritain en 1937, lors de la guerre d’Espagne, en se dissociant de la croisade anticommuniste (p. 166) ; il accepte donc de signer le manifeste. En examinant les parcours des chrétiens signataires, Yvon Tranvouez montre l’existence de deux types d’itinéraires : il distingue ainsi un courant missionnaire, illustré par Chenu ou par les prêtres-ouvriers, qui arrive par sa conception de la mission à l’action politique, d’un courant politique qui a besoin de retrouver ses contacts avec les milieux chrétiens et auquel l’on peut rattacher l’Union des chrétiens progressistes ou le dominicain Desroches (p. 168). Les origines et les motivations de ces chrétiens sont différentes, mais le manifeste permet d’observer une convergence où le P. Chenu joue un rôle central et qui n’inquiète modérément l’Eglise que parce qu’elle est numériquement négligeable (p. 170).

Le catholicisme à deux vitesses
Si le progressisme chrétien entre pleinement dans le cadre de l’étude, c’est selon Yvon Tranvouez en raison du lien plus étroit qu’il n’y paraît entre La Vie Intellectuelle des années 1920 et La Quinzaine. Ce lien apparaît en effet non seulement par des signatures mais aussi et surtout par une filiation idéologique, de l’évolution d’un modèle dominant de nouvelle chrétienté à sa mise en question au nom de la mission (p. 176). « On part à la reconquête du monde moderne, écrit ainsi l’auteur, et on se retrouve conquis par lui. […] On se propose d’incarner et on finit par assumer » (p. 177). C’est à Jeunesse de l’Eglise et au P. Montuclard qu’il est revenu de théoriser ce retournement de la logique de nouvelle chrétienté.  
Au terme de la Seconde Guerre mondiale, désignée comme l’événement décisif, (p. 179), il est possible selon l’auteur de distinguer quatre positions principales. La première, centrée sur la paroisse et le culte, est confortée par le regain religieux, dont Notre-Dame du Grand Retour donne un bon exemple. Ceux qui demeurent fidèles à l’Action catholique spécialisée, quant à eux, espèrent la concrétisation de la nouvelle chrétienté. D’autres catholiques français, cependant, n’y croient plus et préfèrent une stratégie missionnaire. Enfin, les tenants de la quatrième position sont convaincus des valeurs du monde moderne. Le mouvement catholique traverse donc, au sortir de la guerre, une profonde restructuration que la Hiérarchie doit gérer pour garder les militants catholiques dans le cadre intransigeant : « il y a une remarquable continuité dans la doctrine à partir de laquelle la Hiérarchie apprécie l’évolution des organisations catholiques et sanctionne éventuellement leurs écarts » (p. 184). Ainsi, l’abandon des Cristeros a pu être justifié par l’absence de mandat ecclésiastique et par les développements incontrôlables qu’une telle aventure pouvait générer (p. 186). Dans les années 1950, c’est de nouveau au nom de la théorie du mandat, désormais fortement élaborée, que Mgr Guerry condamne le progressisme chrétien.
Cependant, Yvon Tranvouez rappelle, au-delà des soubresauts du mouvement catholique, qu’il convient de relever l’abîme qui sépare les élites de la religion populaire, qui ne s’embarrasse pas de telles complications, mais tend de plus en plus à se caractériser par le « libéralisme paisible, discret et désarmant des braves gens qui ont pris leur liberté sans troubler de conscience et donc sans éprouver le besoin de la revendiquer » (p. 189).

Les conséquences du mouvement catholique
La troisième partie de l’ouvrage, plus théorique, se veut un « écho à l’œuvre d’Emile Poulat » ; elle permet de dégager les grands traits permanents du mouvement catholique et ses principales conséquences. D’une part, la pratique militante finit par occulter le projet commun initialement promu et par rendre impossible le programme de concentration catholique (pp. 202-203). D’autre part, le mouvement catholique creuse l’écart entre la pratique des élites et celle du peuple et déporte l’idéal du bon catholique de la pratique sacramentelle vers la pratique sociale (p. 209). En se faisant le promoteur du mouvement catholique, Léon XIII aurait ainsi favorisé non seulement le passage de l’anathème désarmé à un programme qui table sur une levée en masse du peuple chrétien (p. 217), mais aussi une « évolution tendancielle de la piété vers l’apostolat », « surabondance militante du catholicisme français » (p. 218).
Yvon Tranvouez montre en outre que le mouvement catholique s’est toujours pensé comme porteur de la véritable modernité ; la référence à la chrétienté médiévale a toujours été analogique. Ainsi existe, dès l’héritage de Lamennais, un parti qui n’est pas blanc, mais noir, clérical (p. 233). L’auteur rappelle par  exemple l’influence de Louis Veuillot, qui s’exerce surtout dans le bas clergé, qui se sent peuple comme lui (p. 235). Léon XIII sait transformer en victoire stratégique la défaite politique de la papauté sous Pie IX (p. 236) : ainsi, selon l’expression d’Emile Poulat, un temporalisme social succède au temporalisme politique. Le néothomisme promu par le Pape sert alors de bastion théorique et permet l’élaboration tant de la doctrine économique que de la doctrine politique et de la doctrine philosophique ; mais la mise en pratique du programme intransigeant conduit à l'éclatement du mouvement. Ainsi, issus d’une même matrice intransigeante, les intransigeants de gauche et de droite sont séparés par l’action et les logiques militantes (pp. 253-254).

Louis-Marie Lamotte

(A suivre) 

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